
C’est une vieille tarte à la crème que d’opposer les politiques économiques ‘de la demande’ aux politiques ‘de l’offre’. Le but de ce billet n’est pas d’être exhaustif sur le sujet, mais de montrer de quelle manière les modèles macroéconomiques intègrent le côté offre de l’économie. Il peut être considéré comme la suite d’un billet écrit il y a plus d’un an, dans lequel je présentais le modèle de Carlin & Soskice, qui structure leur excellent manuel, et qui ne s’éloigne guère de ce que sont les modèles de prévision appelés DSGE. DSGE qui demeurent, malgré des critiques justifiées, le socle de la macroéconomie contemporaine. Dans cet ancien billet, je m’étais davantage consacré au côté demande qu’au côté offre. J’essaie donc de rétablir l’équilibre.
Autorisez-moi une grosse précaution avant d’entrer dans le vif du sujet : je ne prétends pas que le modèle que je vais présenter est le seul possible, ni même qu’il est le plus pertinent, ni encore que j’en suis un défenseur. Simplement, il s’agit de comprendre ce que les macroéconomistes ont, généralement, en tête lorsqu’ils parlent de politiques de l’offre.
L’état de l’économie peut être représenté par deux variables macroéconomiques : le PIB et l’inflation. Le partage des tâches entre offre et demande s’effectue de la façon suivante : la banque centrale, éventuellement aidée par la politique budgétaire lors de crises graves, utilise son taux d’intérêt pour choisir le PIB qui lui convient. C’est le côté demande de l’économie. C’est évidemment caricatural, mais c’est un modèle. En baissant son taux d’intérêt, la banque centrale stimule le PIB, elle le déprime en augmentant son taux. Notez bien qu’on parle ici de PIB réel et non pas nominal. Autrement dit, il s’agit d’un PIB à prix constants.
L’inflation, pour sa part, est déduite d’une comparaison entre le PIB ‘choisi’ par la banque centrale, et un PIB théorique, appelé « PIB d’équilibre », qui est le PIB qui garantit une stabilité de l’inflation. C’est la détermination de ce PIB d’équilibre qui constitue le côté offre de l’économie. Voyons comment ça fonctionne…
Tout d’abord, définissons le salaire ‘réel’. Dans la rigueur des principes, le salaire réel est le ratio entre un salaire nominal et un indice des prix. Mais pour y voir encore plus clair, on va définir le salaire réel de façon plus simple : c’est le ratio entre la valeur de ce qu’un travailleur peut se payer avec son salaire horaire et la valeur de ce qu’il produit en travaillant une heure. Un boulanger produit 30 baguettes à 1 euro la baguette en une heure de travail. Son salaire horaire est de 20 euros. son salaire réel est donc de 2/3.
Quelles forces entrent en jeu pour déterminer ce salaire réel ? Le modèle WS-PS (pour Wage Setting – Price Setting), qui est le modèle privilégié pour analyser les politiques de l’offre, est basé sur le fait que ce salaire réel est déterminé par deux ensembles d’institutions à priori non-coordonnées : celles qui régissent le marché du travail, et celles qui régissent le marché des biens.
Les institutions du marché du travail semblent être les plus pertinentes pour déterminer le salaire réel, mais nous verrons qu’il n’en est rien. Quelles sont ces institutions ? Le poids des syndicats, le caractère plus ou moins centralisé de la négociation salariale, l’importance et la durée des indemnités versées aux chômeurs, etc. Toutes ces choses influencent à priori la capacité des travailleurs à négocier leur salaire réel. S’y ajoute une autre variable, non pas institutionnelle mais macroéconomique : le taux de chômage. Lorsque celui-ci est élevé, les travailleurs ne sont pas en position de force pour obtenir des augmentations de salaire, car les employeurs peuvent facilement faire jouer la concurrence des chômeurs. Inversement, avec un chômage faible, les travailleurs sont difficilement remplaçables dans leur emploi, et ils peuvent donc négocier des salaires en hausse. Comme nous le verrons plus bas, ce taux de chômage, que la banque centrale peut influencer via son taux d’intérêt, est la variable d’ajustement qui va rendre le salaire réel tel que négocié sur le marché du travail compatible avec ce qui se passe sur le marché des biens.
Car si les institutions du marché du travail sont importantes, celles du marché des biens sont déterminantes. Ce marché est complètement caractérisé par un taux de marge des entreprises. Si l’on admet, pour simplifier, que le salaire est le seul élément entrant dans le coût de production d’une entreprise, le taux de marge est ce qui fait passer d’un coût de production à un prix de vente. Reprenons mon histoire de boulanger. Nous avons dit qu’en produisant 30€ de marchandises en une heure de travail, il percevait un salaire de 20€, soit un salaire réel de 2/3. On pourrait penser que ce sont les institutions du marché du travail qui lui permettent de négocier un salaire équivalent à 2/3 de sa production. Mais prenons les choses à l’envers. Sur le marché des baguettes de pain, l’employeur de ce boulanger dispose d’un certain pouvoir de marché. Il a des concurrents, certes, mais ceux-ci sont éloignés géographiquement de lui, et donc une partie de la clientèle préfère se rendre chez lui dès lors que la différence de prix n’est pas excessive. Il a peut-être, également, des spécialités qui lui permettent de se différencier de ses concurrents. Cette structure de marché correspond à ce qu’on appelle la concurrence monopolistique : chaque vendeur a des concurrents, mais qui produisent des biens légèrement différents. Le résultat est qu’il existe bien une pression concurrentielle, mais elle est suffisamment relâchée pour permettre au vendeur de se ménager une marge, qui constituera son revenu. Supposons que l’intensité de la concurrence soit telle qu’elle autorise notre vendeur de pain à appliquer une marge de 50%. Cela signifie qu’en plus des 20€ de salaires que lui coûte la production de ses 30 baguettes, il pourra ajouter 10€ pour se rémunérer, soit 30€ les 30 baguettes.
Question : à quoi notre salarié doit-il son salaire réel de 2/3 ? Au fait qu’il ait pu négocier un salaire égal au 2/3 de la valeur de sa production ? Ou au fait que son employeur peut vendre sa production avec une marge de 50% ?
Et surtout : par quel miracle sa capacité à négocier un salaire de 2/3 est-elle compatible avec la capacité de son employeur à appliquer une marge de 50% ?
La réponse à ces deux questions tient à ceci : la banque centrale utilise son taux d’intérêt pour conduire le taux de chômage à niveau tel que le salaire négocié soit égal à 1/(1+taux de marge). C’est ce taux de chômage qui correspond au PIB d’équilibre évoqué plus haut. C’est donc bien le taux de marge sur le marché des biens qui est déterminant, et le chômage qui est la variable d’ajustement utilisée par la banque centrale pour rendre la négociation salariale compatible avec ce taux de marge.
Que se passe-t-il si elle ne le fait pas ? Supposons que les institutions du marché du travail couplées à un chômage faible permettent aux travailleurs de négocier un salaire réel de 80%, alors même que la marge des employeur est de 50%. Notre boulanger salarié va entamer des négociations salariales lui permettant d’obtenir 80% de la valeur des baguettes qu’il fabrique. Le coût de fabrication de ces 30 baguettes passe donc de 20 à 24. Mais si le boulanger peut continuer à appliquer une marge de 50%, alors les baguettes se vendront finalement 24*1,5=36€, soit 20% de plus que précédemment. Si la boulangerie est isolée, le salarié n’est guère impacté par cette hausse du prix des baguettes, qui ne constituent qu’une part infime de son budget. Le problème, vous l’avez compris, est que la même histoire va se dérouler dans toutes les entreprises du pays, pas uniquement dans cette boulangerie. La satisfaction de notre boulanger d’avoir vu sa rémunération augmenter de 20% n’est que de courte durée : l’inflation annule tout son gain.
Remarque : si, avant la négociation, le boulanger et son employeur avaient tous deux anticipé une certaine inflation, ces 20% d’inflation se seraient ajoutés à l’inflation déjà anticipée. Dans ces conditions, si l’inflation anticipée dépend de l’inflation observée, rester sur cette différence salaire réel > 1/(1+taux de marge) risque de faire exploser l’inflation au bout de quelques périodes.
C’est pour cette raison que la banque centrale va « piloter » l’économie pour accroitre le chômage, et faire ainsi baisser le pouvoir de négociation des salariés, jusqu’à ce le salaire réel retombe à 2/3.
Inversement, si le salaire réel négociable est de 60%, alors la banque centrale va faire diminuer le chômage pour que ce salaire réel négocié remonte à 2/3
Si vous avez compris cela, vous êtes mûrs pour comprendre ce qu’on appelle une politique de l’offre.
Commençons par les politiques de l’offre les moins sympathiques, pour les salariés en tout cas. Ce sont celles qui font baisser le salaire réel négocié, à taux de chômage donné. Partant d’une situation d’équilibre (donc, pour notre boulanger, un salaire réel de 2/3, soit 20€, et un taux de marge de 50% pour son patron, portant le prix de vente à 30€ les 30 baguettes), le gouvernement met en place une réforme de la négociation salariale, la faisant passer au niveau des établissements et non des branches par exemple. Ou encore, il diminue les allocations chômage et leur durée. Ces réformes font baisser le salaire à 15€. Si la banque centrale ne réagit pas, le prix des 30 baguettes va tomber à 15*1,5=22,5€. C’est donc la déflation qui va s’imposer, contraire à l’objectif de la banque centrale de stabilité des prix. Comment la banque centrale peut-elle éviter la déflation ? Souvenez-vous : sa variable d’ajustement est le chômage. Elle va donc devoir baisser son taux d’intérêt pour stimuler le PIB, faire baisser le chômage, afin de rendre à notre salarié une capacité de négocier son salaire à 2/3 de la valeur produite. In fine, le salaire réel n’a pas diminué (à long terme en tout cas), et le chômage a baissé
Autre forme de politique de l’offre, un peu plus sympathique, faire baisser les marges des entreprises. Casser les monopoles, condamner les ententes illégales, alléger les procédures administratives pour entrer sur un marché, alléger les droits de douane pour mettre les entreprises en concurrence avec des entreprises étrangères, etc. Toutes ces réformes font que le taux de marge des entreprises baisse à 25%. Appliquée à un coût de 20€, cette nouvelle marge risque de faire tomber le prix de vente à 25€, créant, là encore, une situation de déflation. Pour éviter ça, la banque centrale fait baisser le chômage, de manière à ce que les salariés puissent revoir à la hausse leur prétention salariale. Lorsque le salaire réel atteint 80% (=1/1,25), soit 24€, le nouveau taux de marge de 25% pousse le prix de vente à 30€ (24*1,25), évitant la chute des prix. Comme précédemment, le chômage a baissé, mais cette fois-ci, le salaire réel a augmenté. Si vous êtes salarié, vous devriez préférer ce genre de politique de l’offre à celui du paragraphe précédent.
Résumons tout cela : les politiques de l’offre ne créent pas directement de la croissance ou de l’emploi. Ce qu’elles créent directement, c’est un risque de déflation. Le but est donc d’acculer la banque centrale à mettre en œuvre une politique de demande, afin d’éviter cette déflation. Entre les deux catégories de politiques de l’offre, l’une est neutre sur le salaire réel (celle qui concerne le marché du travail), l’autre se traduit par un accroissement de la part du travail dans la valeur aoutée (celle qui concerne le marché des biens). Dans l’absolu, on est donc tenté de considérer les secondes comme plus justes, bien qu’il y ait une question de marges de manœuvre : un pays ayant un marché des biens déjà très libéralisé ne pourra peut-être pas aller plus loin dans ce domaine.
commentaires :
Tout d’abord, j’ai volontairement raisonné en termes de pourcentage de la valeur créée, pour éviter de parler de l’impact des gains de productivité. Ceux-ci ont un effet ambigu car ils tendent à faire baisser les prix, à salaires donnés, mais, en même temps, ils accroissent le pouvoir de négociation des salariés. Donc, on peut considérer, en première approximation, qu’ils n’ont pas les effets déflationnistes censés faire réagir la banque centrale. Néanmoins, si leur effet sur le salaire est moins rapide que leur effet sur les prix, alors ils devraient être considérés comme une politique de l’offre de même nature que les deux autres.
A long terme, ces gains de productivité sont pourtant les seuls qui comptent vraiment. Une politique de l’offre qui ferait passer le taux d’emploi de 75% à 80% créerait 6,6% de croissance, en supposant que les salariés aient tous la même productivité (ce qui est peu vraisemblable). Un gain de productivité de 0.5% par an pendant 12 ans aurait le même impact sur le niveau de vie, et pourrait apporter davantage au-delà, alors que les politique de l’offre sont de « one-shot » (on ne peut étendre à l’infini le taux d’emploi)
Vous l’avez compris, les politiques de l’offre ne créent de l’emploi que parce qu’elles suscitent des politiques de demande de la banque centrale. On peut donc s’interroger sur l’impact des politiques de l’offre dans un pays n’ayant pas de banque centrale propre, tel que la France. Une politique de l’offre, c’est un automobiliste qui jure qu’il va se garer dans 2 semaines sur cette dalle en béton instable, en espérant que cela forcera le maçon à la consolider d’ici là. Si le maçon est sur un autre chantier à ce moment là, mieux vaut réfléchir à deux fois avant de mettre la menace à exécution. En fait, au sein d’une zone monétaire, les politiques de l’offre peuvent réagir à un mécanisme un peu différent. Il s’agit toujours de créer de la déflation, mais pas pour susciter une réaction de la banque centrale, mais bien pour stimuler les exportations du pays. Mais si cet impact sur les exportations était insuffisant, alors mettre en place des politiques de l’offre dans un contexte d’austérité pourrait bien s’avérer contreproductif.
Enfin, la principale critique actuellement formulée contre cette façon de modéliser l’offre, c’est qu’elle fait l’impasse sur l’hystérèse, dont nous avons déjà parlé ici. Lorsque nous avons dit qu’avec davantage de chômeurs, les salariés étaient en position de faiblesse pour négocier les salaires, cela suppose que les chômeurs soient effectivement des concurrents sérieux pour remplacer les insiders. Que se passe-t-il si, après un long moment passé au chômage, les chômeurs se découragent et finissent par perdre leurs aptitudes professionnelles ? Après une longue crise, la banque centrale sera tentée d’interpréter la situation en expliquant que le PIB d’équilibre a baissé par rapport à la situation pré-crise, comme si l’économie avait été frappée par un choc d’offre négatif. Alors que ce choc n’est que la conséquence de la crise. Si c’est vrai, alors le modèle présenté ici est trop conservateur. Un modèle plus correct incitera à faire baisser le chômage fortement, sans se soucier d’une éventuelle valeur d’équilibre, en pariant sur un retour dans le jeu des chômeurs découragés, qui éviteront les dérives inflationnistes.
Je conclus en répétant ce que j’ai dit en introduction : mon seul objectif était pédagogique. J’espère, sans équations ni graphiques illisibles, vous avoir fait comprendre un peu mieux ce que les macroéconomistes appellent les politiques de l’offre, et les limites de cette notion.