La dette publique française équivaut actuellement à une année de son PIB. S’agit-il d’un fardeau pour les générations futures ? Faut-il, avec Thomas Porcher, considérer qu’il n’y a pas de problème puisque nous transmettrons également à nos descendants un formidable patrimoine public ?
Voici quelques éléments pour comprendre un peu mieux ces enjeux. Attention, si vous pensez trouver ici un argumentaire tout prêt pour défendre vos a priori, vous serez déçus.
Une dette qui ne se rembourse jamais.
Il s’agit là d’une caractéristique étonnante de la dette publique : il n’existe aucune date à partir de laquelle la dette publique est censée être intégralement remboursée, et en fait elle ne le sera jamais. La différence entre un individu et un État, c’est qu’un individu va mourir à un horizon prévisible. On souhaite généralement qu’il ait remboursé ses dettes avant sa mort (bien que les créanciers puissent se payer sur le patrimoine laissé aux héritiers). Lorsqu’une banque accorde un crédit immobilier sur 20 ans à un individu, celui-ci sait qu’en 20 ans, il devra payer les intérêts et rembourser le capital prêté. Un État, lui, à défaut d’être immortel, n’a généralement pas d’horizon prévisible de disparition. Il peut donc continuer à rembourser les dettes passées en contractant des dettes nouvelles. Le coût pour les finances publiques de l’endettement se limite donc aux intérêts à payer sur la dette. Or, contrairement à la dette, les intérêts de la dette, eux, décroissent. Avec la crise, les taux d’intérêt ont globalement baissé, et ils ont même baissé davantage pour les États réputés solvables que pour le reste des emprunteurs. Voici une rétrospective prolongée par une prévision sur la charge de la dette de 2010 à 2021 (travail joint entre l’insee et la banque de France, trouvé grâce à Pierre Aldama)

Le pourcentage représenté sur l’axe de droite correspond à un pourcentage de la dette. Mais comme celle-ci est pratiquement égale au PIB annuel de la France, on peut dire que l’on paye un peu moins de 2% de PIB de charge de la dette.
Une dette qui se rembourse toujours (pour l’instant)
La dette ne se rembourse jamais, mais elle prend la forme de titres de créances, appelés obligations, ayant des échéances prédéterminées. Ces obligations sont, elles, sont toujours remboursées aux créanciers en temps voulu. C’est le paradoxe, et c’est ce qui fait le caractère potentiellement explosif des dettes publiques. Très régulièrement, l’Agence France Trésor (AFT), qui gère la dette de l’Etat, se trouve en position de devoir rembourser des obligations arrivées à échéance. Ces obligations sont détenues par des intermédiaires financiers (banques, assurances…) qui se voient donc remboursés le jour de l’échéance. A la seconde où ils sont remboursés, la dette publique diminue d’autant. Mais, en règle générale, ces intermédiaires financiers souhaitent conserver de la dette publique dans leur bilan. Donc, ils se portent candidats pour acheter de nouvelles obligations. Une autre façon de le dire est que, par exemple, des assurances ayant prêté de l’argent à l’État Français il y a 10 ans pour 10 ans souhaitent prolonger leur prêt de 10 ans supplémentaires, afin de continuer à percevoir des intérêts pendant 10 ans. C’est pour cette raison que la dette publique française est à la fois jamais remboursée et toujours remboursée : jamais car les emprunts sont renouvelés lorsqu’ils arrivent à l’échéance, toujours car un créancier donné peut parfaitement vouloir, ponctuellement, ne pas racheter d’obligation, et dans ce cas il sera remboursé sans difficulté.
Une boule de neige potentielle
Pourquoi parler alors, comme je l’ai fait plus haut, du caractère potentiellement explosif de la dette ? Parce que le renouvellement permanent de cette dette se fait en fonction des taux d’intérêt consentis par les créanciers. Ces taux d’intérêt dépendent de plusieurs choses, mais deux prédominent : les anticipations sur l’évolution des taux d’intérêt à court terme, et les anticipations sur le risque de défaut. Dans un pays dont la dette équivaut à un an de PIB, une augmentation d’un point de taux d’intérêt pendant une période donnée augmente la charge de la dette d’un point de pib multiplié par la part de la dette qui doit être renouvelée sur la période. A titre d’exemple, la France va renouveler quelques 280 mds€ d’obligations (y compris 20mds d’obligations indexées sur l’inflation en 2020) entre 2019 et 2020. Ça représente environ 12% du PIB de la France.Si, sur cette période, l’Etat français devait payer un point de taux d’intérêt en plus, ça alourdirait les dépenses publiques de… 0,12% de PIB environ (en fait un peu moins s’il y a de la croissance). Bon, pas la fin du monde. Personne ne peut imaginer que l’Etat Français ne respectera pas ses engagements pour une fraction de point de PIB.
Mais on peut imaginer un scenario un peu plus dur qui ferait basculer rapidement les choses. Imaginons que les principaux partenaires commerciaux du pays traversent une récession, qui les conduise à diminuer leurs importations. Cette situation aurait des répercussions sur l’économie domestique. Forte augmentation du chômage et donc des allocations chômage, diminution du PIB et de l’inflation, baisse des recettes fiscales… Entre la baisse du PIB et de l’inflation d’une part, et la hausse du déficit d’autre part, le ratio dette publique / PIB (nominal) semble devoir s’accroitre d’une dizaine de points à un horizon assez rapproché si rien n’est fait. Si le pays n’a pas de politique monétaire propre, il y a peu de chances qu’une politique monétaire expansionniste vienne le sortir de ce mauvais pas. Il faudrait donc une grande relance budgétaire, mais alors l’accroissement du taux d’endettement doit être revu à la hausse. Sur le marché secondaire (c’est à dire ce marché sur lequel s’échangent les titres de dette publique après leur émission), la valeur des obligation chute, ce qui correspond à une hausse du taux d’intérêt. Cela fait craindre qu’au moment du renouvellement de la dette sur le marché primaire, les prêteurs ne réclament eux aussi des taux d’intérêt en forte hausse. Cette hausse du taux d’intérêt va s’ajouter à la hausse mécanique du déficit budgétaire, si bien que le ratio d’endettement risque d’augmenter encore plus vite que prévu, laissant imaginer que le renouvellement perpétuel, qui est la règle habituellement, ne devienne plus soutenable. Que fait l’État s’il ne peut plus contracter de dette nouvelle pour rembourser les anciennes ? Soit un défaut, soit un recours à une aide extérieure (type FMI) qui va lui imposer un plan de rigueur extrêmement douloureux en contrepartie de son aide.
Vous l’avez compris, cette particularité des dette publiques qui est de ne jamais être remboursées, peut disparaître en cas de crise, et provoquer un grand mouvement de panique le jour du remboursement d’une tranche de dette. Si le scenario vous semble peu réaliste, sachez que c’est en tout point ce qui est arrivé à la Grèce dans la foulée de la crise de 2008.
Dette publique, patrimoine public.
Les interventions fréquentes de Thomas Porcher dans les médias sont l’occasion pour lui de rappeler que l’on ne peut évaluer un patrimoine en se basant sur l’endettement uniquement, sans tenir compte de l’actif. Or la France aurait un patrimoine public de grande valeur, qui, en quelques sortes, garantirait notre dette publique. Que penser de l’argument ?
Si l’on prend la dette dans sa globalité, il n’est guère convainquant, car ce n’est pas tant le patrimoine public qui garantit la dette, que la capacité de l’Etat à lever des impôts dans le futur, et à allouer à la charge de la dette la part de ces impôts qui lui revient. Au fond, d’un strict point de vue financier, on pourrait bien utiliser l’argent public en pures dépenses stériles (je ne dis pas que c’est le cas, hein…), dès lors que la charge de la dette reste constante en rapport au PIB et à un niveau soutenable, la dette publique est elle-même soutenable. A contrario, si la charge de la dette devenait insoutenable, il ne serait pas imaginable de vendre toutes les routes, les hôpitaux, les écoles, etc, pour la rembourser de manière anticipée. Certes, tous les États ont quelques bijoux de famille à privatiser pour se désendetter, mais rien qui ne permette d’éviter un défaut.
En revanche, si l’on pense non pas à la totalité de la dette, mais à l’opportunité de l’accroitre de façon marginale à court terme, la question de l’actif se pose. En effet, les taux d’intérêt actuels sont si bas, qu’on serait tenté d’encourager l’Etat à s’endetter massivement pour investir dans des projets spécifiques et solvables. Imaginons, par exemple, que l’Etat souhaite se porter acquéreur de tous les logements insalubres situés dans les agglomérations dans lesquelles l’immobilier est en tension. Le but serait de les acheter à bas prix, de les rénover, et de les revendre, selon votre sensibilité, soit au prix du marché (que les opérations contribueront quand même à détendre), soit à un prix « social », compris entre le coût global de l’opération (prix d’achat + coût de la rénovation + intérêts) et le prix du marché. Hormis d’éventuelles objections juridiques (telle que la non conformité de l’endettement au traité de l’UE), que pourrait-on reprocher à un tel montage ? On pourrait objecter que si ce type d’opérations est rentable, alors le marché devrait déjà s’en charger. Ce n’est pas faux en soi, et des entrepreneurs privés font déjà des choses de ce genre. Mais ça prend du temps, et il serait très idéologique d’imaginer que les initiatives privées font disparaître instantanément ce genre d’opportunités dès qu’elles se présentent, empêchant ainsi l’Etat d’en profiter. Il y aurait des objections plus valables sur les risques de copinage, de corruption, etc. Certes. Mais d’un point de vue financier, la présence d’un actif assez facilement solvable permettrait de minimiser très fortement les risques de défaut.
Ainsi, si l’Etat profitait d’une période de taux exceptionnellement bas (pour lui) pour conduire des projets rentables pendant 5 ans, cela pourrait paradoxalement accroitre la dette tout en faisant rentrer de l’argent dans ses caisses. L’Etat emprunte aujourd’hui à des taux (légèrement) négatifs pour 2 ans. Supposons que le taux soit en fait de 0. S’il peut acheter – rénover – revendre des logements en 2 ans, le taux de rendement de l’opération pour les contribuables serait simplement égal au taux de rendement de l’activité. A la différence de la dette « habituelle », cette dette aurait vocation à être remboursée dans un délai court. Et tout cela est, en fait, très orthodoxe d’un point de vue financier. Car finalement, le ratio dette/pib souvent mobilisé pour évaluer la soutenabilité de la dette publique n’a guère d’équivalent pour les autres agents économiques. Les prêts immobiliers accordés aux ménages sont très souvent de montants 5 ou 10 fois supérieurs à leurs revenus annuels. Les banques elles-mêmes ont un ratio fonds-propres sur actif de 7%, ce qui veut dire qu’elles ont des dettes représentant 93% de leur actif, et infiniment plus que leurs chiffres d’affaire annuels. Bien entendu, à des agents économiques différents, il n’est pas scandaleux d’appliquer des modèles de soutenabilité différents. Mais il ne faut pas perdre de vue que, fondamentalement, ce qui rend une dette soutenable, c’est essentiellement la capacité de l’emprunteur à respecter le calendrier des paiements. Et il n’est pas tellement difficile de trouver des activités ayant des taux de rendement supérieurs à 0%.
Mais vous êtes fou ?
Si tout ce qui précède vous donne une impression un peu schizophrénique, vous avez raison. Avoir un stock de dette élevé peut faire dégénérer la situation rapidement en cas de crise, et pourtant, les taux actuellement concédés sur la dette française encourageraient plutôt à accroitre ce niveau d’endettement. Avoir une dette faible est une excellente arme anti-crise, car l’État peut très facilement s’endetter pour faire face à une mauvaise conjoncture s’il part d’un bas niveau de dette. En même temps, c’est une faute de gestion impardonnable de renoncer à des financements à taux nuls lorsque des projets potentiellement rentables existent, et que des millions de chômeurs ne demandent qu’à y être associés. Alors, « que faire ? » comme dirait Lénine… Une piste pourrait consister à faire la différence entre ce qui relève de l’activité ordinaire d’administration de l’Etat, et ce qui relève d’investissements facilement et opportunément liquidables sur un marché. Il ne serait pas illogique d’admettre que les dépenses ordinaires devraient être financées intégralement par des recettes ordinaires. De la dette nouvelle pourrait, en revanche, être contractée pour des projets ponctuels, rentables et facilement liquidables. Un tel partage des tâches laisse des questions en suspens. Pas de déficit sur les opérations ordinaires : faut-il raisonner en moyenne, afin d’autoriser des déficits en périodes de récession ? Si c’est le cas, que faire en période de longue récession ? Comment faut-il ventiler la charge de la dette ? Qu’inclure dans les projets liquidables ? L’immobilier ? Toutes les participations dans des entreprises, y compris celles que l’Etat ne cèderait jamais pour des raisons politiques ?
Quoi qu’il en soit, nous devrions oublier l’idée que l’endettement est synonyme de mauvaise gestion. Il n’est pas incohérent de chercher à rationaliser la dépense publique et de vouloir profiter de taux bas pour financer des projets rentables.
Et si la charge de la dette vous angoisse, préparez une petite fête pour le 25 octobre de cette année, jour où arrivera à échéance une OAT émise en 1989, payant un taux d’intérêt de 8,5%, pour un encours de 8 milliards d’euro. Elle sera remplacée, certainement, mais il faudrait un sacré retournement de conjoncture pour que le remplacement soit à un taux aussi élevé.