La théorie du ruissellement existe-t-elle ?

« Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée c’est toute la cordée qui dégringole », déclarait le président Macron en octobre dernier. Cette phrase est une illustration assez parfaite de ce qu’on appelle la « théorie du ruissellement » (Trickle down theory en anglais). Cette théorie veut que l’enrichissement des plus riches finisse par bénéficier à terme aux masses. Ne vous précipitez toutefois pas sur google pour savoir qui est l’inventeur de cette théorie. A l’instar du néolibéralisme ou de la théorie du genre, il s’agit d’une étiquette dont personne ou presque ne se réclame (Noah Smith est une exception pour le néolibéralisme). Le terme est essentiellement utilisé pour caricaturer l’argument de ceux qui se font les avocats de mesures favorables aux riches, lorsqu’ils promettent qu’elles seront bénéfiques pour tous.

Les baisses d’impôts aux USA sous Reagan se sont accompagnées d’un accroissement assez régulier de la part des 1% des plus riches dans le revenu national, sans que ça n’ait bénéficié aux américains les plus modestes. Difficile de voir dans cette expérience autre chose qu’un démenti cinglant à la théorie du ruissellement. 

Comme Najat Vallaud-Belkacem l’avait fait pour la théorie du genre, les économistes peuvent être tentés de se protéger en déclarant que « la théorie du ruissellement n’existe pas », renvoyant implicitement ceux qui la dénoncent à leur inculture. Un certain Heinz Arndt (j’ignore son prénom cf commentaires) s’était déjà laissé aller à un tel argumentaire en… 1983. Dans un article intitulé « The « Trickle-Down » Myth« , il explique que les économistes du développement de son époque s’acharnent à dénoncer les échecs de la théorie du développement par le ruissellement, présentée comme dominante après la guerre. Problème : il ne trouve aucune trace de cette théorie dans la discipline après la guerre !

Mais reproduire cet exercice aujourd’hui serait trop facile. Il est incontestable que des arguments de type ruissellement sont régulièrement mis en avant par les décideurs politiques lorsqu’ils justifient des mesures susceptibles d’aider les mieux lotis. Et, bien qu’on puisse suspecter de leur part un comportement de classe, il n’est pas douteux qu’ils mettent parfois en avant des arguments produits par des économistes pour se donner une crédibilité.

Que disent les économistes sur ce sujet ? Quel type de politiques pro-riches préconisent-ils exactement ? Leurs travaux peuvent-ils justifier des politiques fiscales favorables aux riches actuellement dans les pays développés ?

La figure académique la plus emblématique de la théorie du ruissellement est certainement Arthur Laffer.

Laffer est l’homme du slogan « trop d’impôt tue l’impôt ». Sa thèse est assez simple à exposer. Si l’État pratique un taux d’imposition de 0%, les recettes fiscales sont nulles. Si le taux est de 100%, il ne reste plus rien pour payer les gens qui travaillent, et donc personne n’accepte de travailler. Les recettes fiscales sont donc nulles également. Entre 0% et 100%, les recettes fiscales doivent donc augmenter dans un premier temps, avant de redescendre. Par conséquent, si les taux d’imposition sont très élevés, il est possible que les faire baisser conduise à augmenter les recettes fiscales. Si ces recettes fiscales sont redistribuées aux pauvres, on peut voir là une forme particulière de théorie du ruissellement.

Les républicains des années Reagan aux USA se sont abrités derrière cette thèse pour justifier des baisses d’impôt. Mais, très rapidement, les tests empiriques ont révélé qu’il fallait des taux marginaux extrêmement élevés pour créer un effet Laffer, et que les baisses d’impôt de Reagan n’ont fait que… baisser les recettes fiscales. (lire Beatrice Cherrier pour plus d’infos sur l’histoire de la courbe de Laffer).

Plus proche de nous, le français Philippe Aghion défend des thèses en opposition à celles de Thomas Piketty, qui peuvent s’apparenter à une forme de ruissellement. Mais pour éviter la caricature, encore faut-il préciser ce qu’il dit exactement. Selon Aghion, les inégalités au sommet de l’échelle des salaires peuvent s’expliquer en partie par des comportements de prédation qu’il faut combattre. Mais, pour lui, une partie de ces inégalités provient également de l’innovation. Les innovateurs à succès gagnent beaucoup d’argent, mais en contrepartie ils créent de la croissance par le progrès technique. Plus précisément, Aghion défend l’idée que l’innovation crée 1- de l’inégalité « par le haut », mais 2- pas d’inégalité globale (au sens de Gini) 3- de la croissance et enfin 4- de la mobilité sociale. Les politiques qu’il préconise ne sont donc pas directement des politiques visant à favoriser les riches, mais des politiques pro-innovation, dont il faut accepter qu’elles aient l’effet indirect d’enrichir une petite minorité, en raison de ses effets bénéfiques pour tous par ailleurs.

Il s’agit donc d’une forme de théorie du ruissellement beaucoup plus indirecte que celle de Laffer, mais on peut admettre de la qualifier ainsi. On peut également dire que les idées d’Aghion, bien que discutables, sont éminemment plus étayées que celle de Laffer, dont on sait qu’elle ne fonctionne pas pour les niveaux d’imposition de nos pays.

Dans un registre beaucoup plus confidentiel, on peut citer certaines thèses fiscales de James Buchanan. Prix Nobel d’économie, Buchanan incarnait une tendance de l’économie extrêmement réservée sur l’intervention publique, bien plus que la moyenne de la profession. Vous pourrez trouver dans le volume 4 de ses œuvres complètes certaines considérations sur la progressivité de l’impôt. En particulier, si certains équipements publics sont utilisés prioritairement par des pauvres, plus pauvres que l’électeur médian, alors il est préférable, pour eux, que la fiscalité ne soit pas progressive, car dans ce cas, les riches voteront pour la suppression de ces équipements publics. L’argument ruisselant ici est donc : baissez les impôts des riches, augmentez celui des pauvres, ainsi les riches seront moins hostiles à la dépense publique et les pauvres pourront donc bénéficier de plus d’équipements publics. On notera que cet argument n’est pas ‘macro’. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que baisser les impôts des riches créera des emplois ou de la croissance, mais simplement que cela modifiera le processus électoral à l’origine de l’affectation des ressources publiques.

Concernant le ruissellement entre individus (‘aidez les riches pour aider les pauvres’), je ne vois pas grand chose d’autre de probant. On peut toutefois ajouter à la liste une forme particulière de ruissellement, le ruissellement entre territoires. Vaillamment combattue en France par Oliver Bouba-Olga et ses co-auteurs, une certaine vision du développement territorial postule que c’est en renforçant les agglomérations déjà grandes que les politiques publiques peuvent stimuler la croissance de leur territoire. Les recettes fiscales générées par cette croissance permettront ensuite d’en diffuser les bénéfices en direction des zones périphériques. De plus, les riches urbains iront dépenser leur argent en périphérie pendant leurs vacances. Bref, la croissance des métropoles profitera bientôt à tous. Au niveau national, on trouve ce genre d’idées défendues par Laurent Davezies ou, de façon beaucoup plus assumée, par Philippe Martin et Philippe Askenazy. Richard Baldwin défend, dans ‘the Great Convergence’, des idées assez proches. Que penser de cette forme de théorie du ruissellement ? Pour ma part je suis assez mitigé. D’un côté, ces thèses font souvent dire à la Nouvelle Économie Géographique des choses qu’elle ne dit pas, et des auteurs comme Andrès Rodriguez-Posé montrent qu’il est très difficile de trouver un lien positif entre taille des agglomérations et croissance au niveau des pays. De l’autre, la question de la prime salariale urbaine ne permet pas d’exclure que les agglomérations aient des effets positifs sur la productivité des travailleurs (bien que la causalité ne soit pas aisée à déterminer).

Pour ce que j’en connais, l’économie n’a pas produit grand chose d’autre qui puisse raisonnablement être taxé de théorie du ruissellement. Néanmoins, la notion de théorie du ruissellement étant généralement définie de façon assez floue, on peut toujours en faire une lecture très extensive, et décréter qu’on est en présence de théorie du ruissellement dès qu’on est en présence d’une thèse semblant justifier, d’une manière ou d’une autre, des écarts de revenu. 

Par exemple, le philosophe John Rawls a développé un ‘principe de différence’, qui indique que les inégalités entre individus ne sont justifiables que si elles sont favorables aux plus pauvres. L’idée sous-jacente est qu’une égalité parfaite ne permettrait pas de voir apparaître des médecins, des ingénieurs, et que de telles professions permettent d’améliorer le sort des plus démunis. Mais, dès lors qu’un certain niveau d’inégalité existe, permettant de récompenser ces médecins et ingénieurs, accroître encore ces inégalités finirait par être défavorable aux plus pauvres. C’est pour cette raison que Rawls indiquait très explicitement sa préférence pour les systèmes sociaux européens par rapport au système américain : plus redistributeurs, tout en laissant de la place pour rémunérer correctement des professions à la fois très difficiles et très utiles. Parler, à ce sujet, de théorie du ruissellement serait absurde.

La théorie économique est, en fait, pleine de choses que l’on peut interpréter, avec un peu de mauvaise foi, comme des justifications de la théorie du ruissellement. Joseph Stiglitz, qui pourtant la connait bien, va jusqu’à rendre la théorie économique dominante responsable des inégalités de revenus actuelles. Cette théorie dominante, nous dit-il, suppose que le salaire reflète la productivité marginale d’un individu. Et donc, si quelqu’un perçoit un salaire élevé, c’est qu’il est très productif. On peut transformer cette idée en théorie du ruissellement si l’on ajoute que les gens très productifs, en tant que groupe, ont une productivité marginale décroissante, et donc s’ils sont payés à leur productivité marginale, ils rapportent, en moyenne, davantage à la société qu’ils ne lui coûtent. Stiglitz est un immense économiste, mais il fait là preuve de paresse intellectuelle. Sa référence à la théorie de la productivité marginale comme déterminant du salaire donne une vision largement biaisée de ce que dit la théorie standard sur le sujet.

En premier lieu, cette théorie s’appuie sur l’hypothèse de marchés concurrentiels. Or, les défenseurs de cette théorie ne prétendent pas que les marchés le soient réellement. Dans la tradition de Léon Walras, la référence à un marché concurrentiel est une sorte de benchmark à comparer avec la réalité. Rappelons, par exemple, que Walras était favorable à ce que les chemins de fer soient gérés par l’État, car il lui semblait improbable qu’un marché concurrentiel puisse émerger dans ce secteur d’activité. Or, pour Walras, un monopole privé est bien plus préjudiciable qu’un monopole public. Si certains dirigeants de grandes sociétés gagnent beaucoup d’argent grâce à l’endogamie des conseils d’administration, ou grâce aux faveurs qu’ils obtiennent de leurs amis dans le monde politique, c’est au nom de la théorie dominante qu’un économiste pourra dénoncer leurs revenus comme injustifiables car supérieurs (nettement !) à leur productivité marginale. Pour ce qui concerne les authentiques innovateurs, dont on peut penser que leur rémunération élevée est justifiée, il y a bien longtemps que les économistes ne considèrent pas leurs revenus élevés comme la manifestation de leur productivité marginale, mais comme une rente Schumpeterienne, avec ses bons côtés (incitatifs) et ses mauvais côtés (les inventions brevetés sont vendues trop chères).

En second lieu, même en admettant que des salaires élevés puissent traduire une productivité marginale élevée, cela ne signifie nullement qu’il convient de ne pas les taxer. L’économie la plus standard est utilitariste, et à ce titre, favorable à la redistribution des richesses, dans la mesure où enlever 100 euros à un riche pour les donner à un pauvre accroît davantage le bien-être du pauvre que ne détériore celui du riche. Il faut donc regarder la théorie dominante avec bien peu d’impartialité pour en déduire qu’elle contient une théorie des salaires favorable aux inégalités, et encore plus au ruissellement.

On peut multiplier les exemples à volonté. En parlant de la courbe de Kuznets, qui prétend que le développement économique crée des inégalités avant de les réduire. En parlant de Dollar & Kraay qui montrent que le niveau de vie des 20% les plus pauvres d’un pays est très corrélé avec le niveau de vie moyen.

Pour résumer, un dirigeant politique qui voudrait s’abriter derrière l’économie pour justifier des politiques pro-riches pourrait trouver quelques références, mais certainement pas pour n’importe quelle politique pro-riche, et certainement pas en s’abritant derrière un « toutes les études montrent que (…) ».

De façon parfaitement symétrique, quelqu’un voulant critiquer l’économie dominante en dénonçant la théorie du ruissellement dont elle serait la justification produirait, ce faisant, une critique parfaitement inadéquate. 

Ces précisions étant faites, je vais maintenant expliciter ce qui est présent en filigrane depuis le début de ce billet : la référence à la théorie du ruissellement m’irrite. Non pas parce qu’elle est une expression dont personne ne se revendique, mais parce qu’elle est tout simplement beaucoup trop imprécise. Pour vous en convaincre, je vais vous donner quelques énoncés différents de cette théorie, qui pourraient faire l’objet de tests empiriques différents :

« La distribution relative des revenus tend à être constante, donc si les riches s’accaparent une part disproportionnée des fruits de la croissance pendant un temps, le retour à la normal finira par bénéficier aux pauvres »

« Certaines politiques sont bénéfiques à la croissance et profitent aux riches, si bien qu’accompagnées d’une politique fiscale adéquate, elles peuvent également bénéficier aux pauvres »

« Les pays dans lesquels les x% les plus riches sont les plus riches sont également ceux où les y% les plus pauvres sont les plus riches »

« Les pays dans lesquels les x% les plus riches voient leur revenu augmenter le plus rapidement sont ceux dans lesquels les y% les plus pauvres voient leur revenu augmenter le plus rapidement »

« Le revenu des plus pauvres suit une courbe en cloche par rapport au niveau d’inégalités »

« Des taxes trop importantes sur le patrimoine ou les hauts revenus découragent l’investissement et sont, in fine, néfastes pour les plus pauvres »

« Des taxes trop importantes sur le patrimoine ou les hauts revenus génèrent de l’évasion fiscale et produisent, in fine, une baisse des recettes fiscales, au détriment des plus pauvres »

(…)

Idéalement, il faudrait trouver un sobriquet pour chacune de ces variantes possibles de la théorie du ruissellement afin de clarifier le débat. Mais ce serait probablement surestimer la bonne foi de ceux pour qui les sciences humaines ne sont qu’un prétexte à une politique de classe, et la vaillance des militants qui préfèrent n’affronter que des hommes de paille.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :