
« Cartographe encarté’, un abonné de Twitter, pose une question beaucoup plus intéressante qu’il n’y parait, si l’on se donne la peine de faire abstraction de son petit sous-entendu idéologique :
Je tonds la pelouse devant chez moi, je ne travaille pas. Un employé de la mairie tond la pelouse, il dépense de l’argent public. Un employé de Veolia tond la pelouse, il produit de la valeur et de la richesse.

Comment une même activité pourrait-elle être considérée différemment en fonction du contexte institutionnel de son exécution ? Voilà une belle occasion de digresser un peu.
Commençons par comparer la deuxième option à la troisième : une même activité correspond-elle à la même création de richesse selon qu’elle est exercée par le secteur public ou privé ? Un premier élément de réponse est de dire que la valeur ainsi produite est tout simplement identique. Dans l’exemple de la pelouse tondue par un fonctionnaire municipal ou par un employé de Veolia, c’est particulièrement flagrant, car dans les deux cas ce sont les contribuables qui paient. On a parfois tendance à faire une confusion entre le libéralisme économique, qui est une doctrine réclamant une faible intervention de l’État, et la défense du secteur privé. C’est négliger le fait qu’un État très interventionniste, soucieux de fournir de nombreux services publics, payés par l’impôt, à ses administrés, peut parfaitement faire appel à des sous-traitant privés. A la limite, on pourrait imaginer un État dont les dépenses représenteraient 75% du PIB d’un pays, et n’ayant absolument aucun fonctionnaire. Ou plutôt un seul fonctionnaire, qui organiserait toutes les adjudications. La police, l’enseignement, la fourniture d’eau, etc, seraient confiés à des sociétés privés ayant remporté des appels d’offre. Au fond, dans les deux cas, les contribuables payent des impôts, et se retrouvent avec des policiers dans les rues et des instituteurs dans les écoles. Le statut privé ou public de ces gens n’est qu’une affaire de paperasse.
C’est d’ailleurs pour cela que le calcul du PIB intègre le salaire des fonctionnaires. Mais est-on sûr que la valeur produite est bien identique dans les deux cas de figure ? Cette question est au cœur du travail de l’économiste Ronald Coase. Pour lui, lorsque le responsable d’une organisation (ici l’Etat) hésite entre faire exécuter une tâche par ses salariés (ici les fonctionnaires) ou par des sous-traitants, il doit comparer deux choses : les coûts de transaction, qui correspondent à l’élaboration et la mise en œuvre des contrats avec les sous-traitants, et les coûts d’organisation qui correspondent à la gestion d’une grande structure. Si les coûts de transaction sont les plus importants, mieux vaut faire le travail en interne, pour s’éviter de passer son temps à se coordonner avec les sous-traitants. La relation hiérarchique est plus simple : si une pelouse doit être tondue dans un jardin public, un chef de service envoie un de ses gars faire le travail. Mais cette réactivité a un prix : devoir gérer une grosse organisation. Si les coûts d’organisation sont prohibitifs, mieux vaut accepter de devoir renégocier de temps en temps les termes d’un contrat avec un sous-traitant, qui se débrouillera avec ses propres coûts d’organisation.
Dans le cas des services publics, la sous-traitance comporte un autre attrait : elle permet de réconcilier action publique, pour laquelle l’Etat dispose d’un monopole, et concurrence, via des appels d’offre, qui permettent de choisir les candidats ayant les coûts les plus faibles. Si les contrats sont rédigés intelligemment, ils permettent également d’inciter le sous-traitant à optimiser son rapport qualité/coût. Jean Tirole a abondamment travaillé sur ces sujets (cf par exemple ce manuel coécrit avec JJ Laffont).
Mais attention, tout n’est pas rose dans la sous-traitance ! Oliver Hart, récent prix Nobel d’économie, avait vivement critiqué la privatisation des prisons américaines, dans un article coécrit avec Andrei Shleifer et Robert Vishny en 1997. Pour ces auteurs, le problème de la privatisation des prisons est le suivant : la qualité du service rendu par le prestataire n’est que partiellement observable. Le cahier des charges du sous-traitant comportera toujours une liste d’attendus (nombre de détenus par gardien, taille minimale des cellules, douches, etc). Mais une grande partie de ce qu’on attend d’une prison ne se mesure pas facilement, notamment en matière de traitement humain des détenus et de perspectives de réinsertion. Il est alors dans l’intérêt du sous-traitant, s’il souhaite conserver son marché, de réduire ses coûts au détriment de tout ce qui n’est pas observable. Non qu’il manque intrinsèquement d’humanité, mais la concurrence le pousse à agir ainsi ou à sortir du marché. Mieux vaut, dans ces cas-là, confier la tâche à des fonctionnaires ayant un emploi à vie, qui n’auront rien à perdre à laisser parler cette humanité.
Une autre critique de la sous-traitance des activités publiques nous est donnée par un économiste nettement plus radical : James Galbraith. Partageant avec son père une grande méfiance pour les grandes entreprises, Galbraith les accuse d’avoir formé une coalition avec l’Etat. Ainsi, le néolibéralisme ne serait pas une idéologie du marché, visant à la disparition de l’Etat, mais bien une idéologie de l’Etat mis au service des intérêts des grandes multinationales. A l’en croire, le choix des administrations de sous-traiter une partie de leurs services auprès du privé n’aurait que peu à voir avec la recherche d’un meilleur rapport qualité-prix, ou avec un arbitrage entre coûts de transaction et coûts d’organisation. La motivation réelle serait, dans une logique de copinage, de faire profiter les grandes entreprises de contrats juteux, et peu risqués car financés par l’impôt (je mets mon petit billet sur le fait que le twittos « cartographe encarté » se reconnaitrait dans cette analyse)
Jusqu’ici, nous avons sous-entendu que ce cher tondeur de pelouse créait de la richesse s’il tondait pour Veolia, et nous nous sommes convaincus qu’il en créait aussi s’il tondait pour la mairie de sa ville. Et si c’était l’inverse ? Et si cette activité était tout simplement stérile, au plan économique, qu’elle soit exercée par Véolia ou par la mairie ? Après tout, de l’herbe coupée, ça ne se mange pas (enfin ça ne doit pas être très bon), ça ne se thésaurise pas ! Le salaire de ce brave travailleur n’est-il pas simplement un transfert de revenu de la part de secteurs productifs, tel que le secteur automobile ou l’agriculture ?
Si cette question vous fait lever les yeux au ciel, c’est que vous êtes de bons économistes. Il est évident que dès lors que quelqu’un est prêt à payer un travailleur pour que sa pelouse soit tondue, c’est que cette tonte a, à ses yeux, une valeur au moins aussi élevée que le salaire du tondeur. De la même manière, si le tondeur accepte de tondre, c’est que ce salaire a plus de valeur à ses yeux que toute activité de loisir à laquelle il a renoncé pour tondre. Les deux co-contractants sont gagnants à l’échange, il y a donc bien création de valeur. Peu d’économistes contemporains en disconviendraient. Pourtant, ce qui nous apparait aujourd’hui comme une évidence ne l’a pas toujours été.
Ainsi, pour le physiocrate François Quesnay, seuls les travaux agricoles avaient de la valeur. La raison à cela ? Plantez un grain de blé, vous en récolterez plusieurs. Vous pourrez donc manger et replanter un autre grain de blé. Le charpentier qui fabrique votre toit est fort sympathique, et vous lui payez quelque chose en échange du service rendu, mais pour les physiocrates, il ne s’agit là que de redistribution de la vraie valeur, celle créée par l’agriculture. Alors, me direz-vous, les physiocrates ne sont pas vraiment des économistes, leurs errements on sans doute été corrigés par les pères fondateurs de la discipline !
Eh bien pas tant que ça. Adam Smith, le premier économiste classique, pour ne pas dire le premier économiste tout court, disait ceci au sujet des physiocrates dans la Richesse des Nations (l’extrait est tiré de cet excellent manuel d’histoire de la pensée) :
« Bien qu’en représentant le travail qui est employé à la terre comme le seul travail productif, les notions que [le système physiocratique] inculque soient peut-être trop étroites et limitées, il n’en reste pas moins qu’en représentant la richesse des nations comme consistant, non dans les richesses inconsommables de la monnaie, mais dans les biens consommables annuellement reproduits par le travail de la société, et en représentant la liberté parfaite comme le seul moyen efficace pour rendre cette reproduction annuelle aussi grande que possible, sa doctrine semble être à tout point de vue aussi juste qu’elle est généreuse et libérale« .
Si vous suivez bien le raisonnement, Smith donne tort, bien sûr, à Quesnay, de considérer que seul le travail agricole produit de la valeur. Mais la généralisation qu’il appelle de ses vœux n’est pas si générale car elle se limite aux biens consommables, c’est-à-dire aux biens matériels. L’artisanat, l’industrie, s’ajoutent donc à l’agriculture dans la catégorie des activités productives. Mais les services, toujours pas.
Il faudra attendre Jean-Baptiste Say, un des meilleurs disciples de Smith, pour pousser la généralisation. Un physiocrate, Dupont de Nemours, scandalisé que Smith puisse avoir eu l’outrecuidance de considérer que le travail d’un potier puisse créer des richesses, écrit une lettre à Say lui demandant si, tant qu’à faire, il ne faudrait pas voir de la création de valeur dans le travail des prostituées. Il ne s’attendait sûrement pas à cette réponse (ibidem) :
« Selon notre respectable Quesnay, et ses respectables disciples, la matière seule est une marchandise quand elle est vendable. Suivant Smith et son école, le travail est une marchandise aussi quand il est vendable ; et suivant l’humble élève qui vous écrit, le travail du barbier est une marchandise vendable également, quoiqu’il m’ait ôté ma barbe et ne m’ait laissé aucune matière à la place. Il m’a donné ses services, et moi je les ai consommés ; mais, quoique détruits, ils ont produit, puisqu’ils ont satisfait à l’un de mes besoins, de même que la pomme que vous avez mangée à votre dessert, qui est détruite aussi, mais qui était une richesse, puisqu’elle pouvait vous faire quelque bien.
Ah ! que vous devriez convenir avec moi que nos biens sont tout ce qui satisfait à quelqu’un de nos besoins ; et que les services qu’on nous rend sont une marchandise que nous consommons, pour notre bien,… et quelquefois pour notre mal. Mais ce n’est pas la faute du service ; de même que l’indigestion que nous donne un fruit, n’est pas la faute du fruit.
Quand ces biens nous sont donnés par la nature, comme la santé, l’attachement de nos femmes, ce sont des richesses gratuites, les plus précieuses de toutes, comme la lumière du soleil ; mais quand nous les demandons à des étrangers, à des gens qui ne nous doivent ni leur temps, ni leurs peines, il faut bien leur donner quelque chose en échange. C’est le cas des services rendus par nos domestiques.
Appliquez tout ce verbiage à ces demoiselles, et vous aurez l’explication d’une conséquence incontestable de la doctrine de Smith, quoique lui-même ne l’ait pas aperçue ; mais vous repousserez la conséquence, comme vous avez repoussé la doctrine de Smith, et moi je n’en serai pas moins le constant admirateur de vos talens et de vos vertus. »
Ce n’est donc pas la matérialité des fruits de notre travail qui détermine sa valeur, mais bien le fait que des gens soient prêts à payer pour qu’on les lui fournisse. C’est une évidence aujourd’hui, mais ça ne l’a pas toujours été. Et d’ailleurs, est-ce vraiment une évidence ? Le fétichisme industriel et les cris d’orfraie poussés par ceux qui s’indigne de ce que l’insee inclue le trafic de drogue dans le PIB pourraient en faire douter.
Nous n’avons parlé, jusqu’ici, que de deux tondeurs employés, l’un par la mairie, l’autre par véolia. Quid de ce dilettante qui tond son propre jardin ? S’il faisait ce travail pour autrui, il aurait un salaire, et cette activité serait comptabilisée dans le PIB. Pourquoi l’insee ne mesure-t-il pas un salaire fictif qu’il se paye à lui-même pour valoriser cette production domestique ?
Le grand Samuelson lui-même expliquait à ses étudiants qu’un homme qui se marie à sa femme de ménage faisait baisser le PIB. Il en va de même, parité oblige, d’une femme épousant son jardiner. Doit-on en conclure que, au prétexte que l’insee ne la mesure pas, la valeur du travail domestique est nulle ? Il ne faut pas faire dire au PIB plus que ce qu’il ne dit. Le PIB n’est pas une mesure du bonheur, et des tas de choses en sont exclues. Tout professeur de comptabilité nationale qui se respecte le dit généralement à ses étudiants dès les premières heures de cours. Il est des choses si impalpables que le comptable national se doit de renoncer à les évaluer. Le travail domestique n’est pas taxé, il n’est pas l’objet d’un transfert monétaire. Par conséquent, oublier de le compter n’a pas beaucoup d’importance pour les décisions politiques qui se basent sur l’évolution du PIB (fiscalité, politique monétaire…).
Mais il est important, néanmoins, de savoir qu’il existe. En 2004, l’économiste américain Edward Prescott expliquait par cette production souterraine la différence de temps de travail entre européens et américains. Le caractère non-taxable de la tonte de son propre jardin est centrale dans son analyse. Car admettons que, d’une manière ou d’une autre, je souhaite que mon jardin soit tondu. Comment décider si je vais le faire moi-même (temps de travail 1 heure, temps de travail mesuré 0, contribution au PIB 0) ou si je vais embaucher un pro pour le faire (temps de travail 1 heure, temps de travail mesuré 1 heure, contribution au PIB 30 euros) ?
La réponse donnée par la microéconomie à cette question s’appuie sur la notion de coût d’opportunité. Tondre moi-même ma pelouse ne me coûte rien… en apparence ! Mais quitte à perdre une heure, n’aurais-je pas pu consacrer cette heure à exercer mon travail pour percevoir un complément de revenu ? Si je suis prêt à travailler une heure pour que mon jardin soit tondu, j’ai deux possibilités. Soit je le tonds moi-même, ça ne me coûte ni ne me rapporte rien ; soit je consacre une heure de plus à exercer mon métier, et je consacre l’argent ainsi gagné à embaucher un tondeur de gazon professionnel. Si le professionnel me coûte 30€, je dois comparer cette somme avec ce que me rapporte une heure de mon travail. Si elle me rapporte 40€, j’ai intérêt à travailler et à en utiliser 30 pour payer un pro. Ma pelouse sera aussi bien tondue, mais j’aurai gagné 10€. Si mon heure de travail ne me rapporte que 25€, j’ai intérêt à renoncer à ces 25€ afin de tondre moi même cette satanée pelouse.
Mais alors, pourquoi les américains travaillent-ils plus que nous ? « Les taxes » répond Prescott. Supposons, en reprenant l’exemple précédent, que, dans les deux pays, le salaire toutes charges comprises soit de 50€ de l’heure. Si le système fiscal américain ponctionne 20% de cette somme, alors le salaire net tombe à 40€, et reste donc supérieur au prix de la tonte par le pro. Si le système fiscal français en ponctionne 50%, le net tombe à 25€, et j’ai intérêt à tondre ma pelouse moi-même. On ne viendra pas me réclamer des taxes. Dans un cas comme dans l’autre, j’aurai bien travaillé une heure de plus pour couper de l’herbe. Mais les statistiques officielles ne le verront que dans un des deux cas.
Après cette petite escapade dans le monde tordu du raisonnement économique, on peut donc reformuler le problème de départ comme suit :
Je tonds la pelouse devant chez moi, je suis un évadé fiscal. Un employé de la mairie tond la pelouse, il vit au crochet du contribuable. Un employé de Veolia tond la pelouse, il est un complice du pillage de l’Etat par les multinationales.
Bref, les gens qui tondent leur pelouse sont des salauds. Surtout le dimanche à l’heure de la sieste.
Très bon article sur lequel je viens de tomber par hasard ! 2 petits soucis d’idéologie cependant :
« les services qu’on nous rend sont une marchandise que nous consommons, pour notre bien,… et quelquefois pour notre mal. Mais ce n’est pas la faute du service ; de même que l’indigestion que nous donne un fruit, n’est pas la faute du fruit. »
Presque, quelqu’un qui fait la démarche de vendre un service qui exploite nos faiblesses émotionnelles et nous cause plus ou moins du tord pour son propre profit, est responsable. Autant qu’un arnaqueur qui fait un abus de faiblesse sur une personne âgée (ici il abuse de la faiblesse qui fait de nous des humains si on peut dire, nos émotions).
Tel le fruit périmé qui nous cause une indigestion, c’est le producteur qui est responsable de la qualité de ses fruits, pas le consommateur qui se fait arnaquer.
« Soit je le tonds moi-même, ça ne me coûte ni ne me rapporte rien ; soit je consacre une heure de plus à exercer mon métier »
Vision incroyablement réductrice, comme si les gens passaient leur temps soit à entretenir leurs biens soit à travailler, sans aucune autre possibilité (les loisirs, c’est quoi ?). Et c’est sans compter sur le même facteur émotionnel que j’ai mentionné plus haut : peut être que les Américains prennent plaisir à tondre leurs pelouses et pas les Européens ?
Donc le postulat de départ fausse tout le raisonnement, même s’il se tient en effet… quand on fait abstraction de la complexité du monde !
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