La courbe de Phillips est-elle morte ?

Il y a un phénomène qui intrigue beaucoup les économistes en ce moment : alors que le taux de chômage américain est tombé à des niveaux très bas depuis maintenant de nombreux mois, l’inflation ne repart pas à la hausse. La courbe de Phillips semble donc prise en défaut. Selon cette courbe, l’inflation et le chômage varient en sens inverse, pour une valeur donnée de l’inflation anticipée par les agents économiques.

Comme la période est à la remise en cause des modèles qui ont fait l’orthodoxie depuis 30 ans, on est tenté de se tourner vers les théoriciens qui contestent le bien fondé de la courbe de Phillips.

A ma droite, Scott Sumner, qui a été brillant depuis le déclenchement de la crise, explique en deux posts (1 & 2) pourquoi la courbe de Phillips est un non-sens. Il réactive la théorie monétariste, en nous proposant d’imaginer une île d’auto-entrepreneurs (donc pas de chômeurs) utilisant un certain bien, disponible en quantité fixe, comme moyen de paiement. La vitesse à laquelle cette monnaie circule détermine le niveau général des prix. Si, soudain, on découvre un nouveau stock de cette monnaie, conduisant à un doublement de la quantité totale, chaque habitant de l’île va multiplier par 2 le prix de vente de ses produits suite à cette découverte, sans que le chômage n’y soit pour rien, puisqu’il n’y en a pas dans cette île d’autoentrepreneurs. Que se passe-t-il si on introduit une certaine forme de rigidité dans les prix ? Par exemple, certains autoentrepreneurs se sont engagés contractuellement à fournir un certain type de travail à un prix prédéterminé. Ces prix-là n’augmenteront pas, donc l’inflation ne sera pas immédiatement de 100% à cause de cette rigidité. Comme ces prix se retrouvent être trop faibles par rapport à tous les autres prix, les autoentrepreneurs concernés font face à une demande anormalement élevée, et ils travaillent plus que d’habitude. Lorsque les prix peuvent enfin changer, ils finissent par doubler eux aussi, et lesdits autoentrepreneurs se remettent à travailler comme avant. Conclusion : ce n’est pas le travail excessif qui crée l’inflation lorsque les prix sont rigides. C’est bien la monnaie qui crée l’inflation. Loin de créer l’inflation, l’excès de travail est au contraire un symptôme de cette rigidité des prix qui empêche l’inflation de prendre spontanément sa valeur « normale », égale au taux de croissance de la masse monétaire. Ainsi, s’il n’y a pas d’inflation aux USA, ça n’a rien à voir avec le chômage, c’est tout simplement parce que la banque centrale ne crée pas suffisamment de monnaie.

A ma gauche, Roger Farmer réactive pour sa part les esprits animaux de Keynes. Pour lui, la courbe de Phillips colle moins aux données des USA de ces 70 dernières années qu’une autre courbe de son cru : la « fonction de croyance » (« belief function »). Selon cette fonction, les agents économiques sont persuadés que le taux auquel le revenu nominal va croître entre cette année et l’année prochaine sera égal à celui auquel il a cru entre l’année dernière et cette année. Si l’individu moyen a vu son revenu exprimé en unités monétaires passer de 1000 à 1100 entre 2015 et 2016, alors on s’attend à ce qu’il passe de 1100 à 1210 de 2016 à 2017. Et comme les agents économiques s’attendent à ça, ils passent des conventions sur cette base, et l’anticipation finit par se réaliser. La banque centrale peut, naturellement, agir pour stimuler le revenu réel, mais sans impacter le revenu nominal. Si bien que, pour une anticipation donnée du revenu nominal, toute augmentation de l’activité réelle (baisse du chômage) s’accompagne d’une baisse de l’inflation. Dans ces conditions, la banque centrale devrait s’appliquer à stimuler l’activité économique autant que possible, pour obtenir un taux de chômage très faible, quelle que soit l’époque ou le pays concerné, sans se soucier de l’inflation. Elle devrait aussi contrôler la bourse pour éviter les bulles, afin de limiter les perturbations de l’économie.

Et au centre… Olivier Blanchard explique que si l’inflation n’a pas décollé, c’est parce que le chômage n’a pas encore assez baissé :

I have absolutely no doubt that if you keep interest rates very low for long enough the unemployment rate will go to 3.5, then 3, then 2.5, and I promise you at some point that you will have the rate of inflation that you want.

La courbe de Phillips existe toujours car… il n’en doute absolument pas.

Alors qui a raison ? Au risque de passer pour un simplet, je pense pour ma part que c’est, contre toute attente, Olivier Blanchard qui a raison.

Commençons par dire pourquoi, selon moi, le par ailleurs souvent pertinent Scott Sumner rate sa cible. 2 points. (1) D’abord, reprenons son histoire, et imaginons que le stock de monnaie supplémentaire soit trouvé par une seule personne, qui ne prévient pas les autres habitants de l’île, mais qui se met à acheter des tas de choses. Dirait-on que, au prétexte que l’inflation n’est pas anticipée, elle ne se produira pas ? En fait, même si personne ne sait qu’il y a deux fois plus de monnaie, l’inflation aura bien lieu. Dans un premier temps, certains des autoentrepreneurs de Sumner auront énormément de travail (ceux qui vendent des choses au chanceux qui a trouvé la monnaie supplémentaire). Assez rapidement, ils se rendront compte que de plus en plus de leurs concurrents sont également débordés de travail. La pression concurrentielle sera moins grande, et chacun pourra commencer à augmenter ses prix. A court terme, on travaille plus, ce qui fait augmenter le ‘salaire’ (horaire) des travailleurs, et donc le prix des biens qu’ils vendent. A long terme, les prix cesseront d’augmenter lorsqu’ils auront atteint leur niveau d’équilibre, et la demande et l’emploi seront revenus à leur niveau initial. Mais c’est bel et bien une courbe de Phillips qui fait que l’inflation se produit alors qu’elle n’est pas anticipée. La différence entre « tout le monde sait que le doublement de la masse monétaire va entraîner un doublement des prix » et « celui qui a trouvé la monnaie supplémentaire ne le dit à personne » correspond à la différence entre anticipations rationnelles et anticipations adaptatives. Bien que, dans certains domaines, les anticipations rationnelles soient une hypothèse utile, voire puissante, il est douteux qu’elles constituent une hypothèse plus réaliste que les anticipations adaptatives dans le contexte actuel. (2) Seconde faiblesse de la parabole de Sumner : il suppose que tout part de variations exogènes de la masse monétaire. Or, aujourd’hui, dire qu’il n’y a pas d’inflation car la fed ne crée pas assez de monnaie est absurde : la fed crée exactement la quantité de monnaie qui lui est demandée, à un taux qu’elle fixe elle même, et qui est à peu près aussi bas que possible. L’idée que l’absence d’inflation viendrait d’une insuffisance de la monnaie crée vis-à-vis de la demande est simplement un non-sens.

Venons-en à Farmer. Celui-ci refuse d’admettre qu’un marché du travail tendu conduise à une augmentation des salaires. Le marché du travail de nos économies a quelques ressemblances avec le monde des autoentrepreneurs de Sumner. La différence est que les travailleurs sont généralement employés par des entreprises, et que, dans certains cas, ils n’ont pas d’emploi et vivent, le temps d’en trouver un, des allocations chômage. Dans ce monde (le nôtre), les travailleurs et leurs employeurs passent leur temps à négocier des augmentations de salaires. Et les chômeurs jouent le rôle de concurrents des travailleurs. S’ils sont nombreux, les employeurs peuvent faire pression à la baisse sur les salaires (« si vous n’êtes pas satisfaits, j’ai des dizaines de lettres de motivation de chômeurs prêts à vous remplacer pour le salaire que je vous propose »). Si, au contraire, ils sont rares, ce sont les travailleurs qui peuvent faire pression à la hausse (« augmentez-moi ou j’irai travailler pour la concurrence »). Ainsi, il existe de bonnes raisons de penser qu’un faible chômage fasse augmenter les salaires. Mais en règle générale, les entreprises fixent le prix des produits qu’elles vendent en appliquant un taux de marge à leur coût marginal, lequel est, dans une large mesure, constitué des salaires. Par conséquent, l’augmentation des salaires finit par se répercuter sur le niveau des prix, et donc sur l’inflation. Cet enchaînement causal est connu sous le nom de modèle ‘WS-PS’, et est présenté dans tous les manuels de macroéconomie. Lorsqu’on lui demande pourquoi ce phénomène ne se produit pas dans son modèle, Farmer répond qu’il préfère sa fonction de croyance (et que Larry Summers trouve ça très bien).

Finalement, avec son obsession à croire que le modèle finira bien par marcher, Blanchard n’a peut-être pas l’air très subtil, mais il l’est, au fond, probablement plus que ses contradicteurs. Car à la question « pourquoi les salaires n’augmentent-ils pas alors qu’il n’y a plus de chômeurs ? », je préfère la réponse « bah… ils devraient augmenter pourtant », qui s’appuie sur un modèle logiquement assez robuste, à la réponse « dans ma théorie à moi il n’y a aucune raison qu’ils augmentent », lorsque ladite théorie est peu convaincante.

Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il ne faut pas chercher d’autres explications, mais le modèle WS-PS fixe une sorte de standard pour la recherche de la solution. En d’autres termes, une solution au puzzle de l’inflation devrait permettre de comprendre pourquoi les salaires n’augmentent pas lorsque les travailleurs ne subissent plus la pression concurrentielle des chômeurs. Le chômage est-il mal mesuré ? Après tout, le taux d’activité aux USA n’est pas revenu à sa valeur pré-crise. Peut-être certains inactifs sont en réalité des travailleurs potentiels, qui font pression à leur manière sur les salaires des actifs. Peut être l’inflation est-elle mal mesurée (bien que, d’après Aghion, elle soit plutôt sous-estimée que surestimée en ce moment, cf p 101). Peut-être les salaires des nouvelles embauches sont-ils bel et bien en hausse, mais ne se répercutent pas sur les salaires des anciens employés. Peut-être, tout simplement, les anticipations inflationnistes ont-elles besoin de temps pour s’ancrer dans les esprits.

Voilà en tout cas ce que j’apprécie dans l’attitude de Blanchard sur cette question : sa position bornée en apparence est celle de celui qui a compris qu’il y avait un puzzle à résoudre. En ces temps où il est de bon ton de vouloir reconstruire la macroéconomie, on peut espérer que la reconstruction ne consiste pas simplement à esquiver les questions difficiles. Ne perdons pas de vue que la macroéconomie qui s’est construire à partir des années 80 n’a pas particulièrement brillé pendant la crise, et qu’elle fut elle-même le fruit d’une reconstruction suite à la stagflation des années 70. Et que cette reconstruction s’est largement fondée sur une remise en cause de la courbe de Phillips.

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