Pourquoi (et comment) je n’enseigne plus IS-LM

J’ai la chance d’enseigner la macroéconomie à des étudiants de deuxième année de licence d’économie depuis 2011. Cette année, pour la première fois, je ne m’appuie plus sur le modèle IS-LM. Ce modèle, imaginé il y a 80 ans par John Hicks pour présenter de façon synthétique les idées de Keynes, a été abandonné depuis bien longtemps par les chercheurs en macroéconomie. Il continue pourtant à être la clé de voute de l’enseignement en macroéconomie au niveau licence dans la plupart des universités, accompagné de son extension OG-DG (offre globale – demande globale). Le décalage entre ce qu’on enseigne aux étudiants et ce qu’on fait dans les laboratoires de recherche atteint probablement des records dans la discipline macroéconomique.

S’agit-il de paresse intellectuelle de la part de la profession ? En fait, dans une certaine mesure, on pourrait presque prétendre le contraire. Il est vrai que les modèles macroéconomiques issus de la révolution des anticipations rationnelles sont par nature trop compliqués pour être enseignés à des jeunes de licence. Il est également vrai que les auteurs de manuels ne semblent pas s’être particulièrement préoccupés de trouver une manière simple d’en vulgariser les enseignements.

Mais à mon sens, la principale raison de cette survivance d’IS-LM-OG-DG est à chercher ailleurs que dans la paresse.

IS-LM est un très bon modèle

Il est assez probable que, pendant des années, ce modèle ait été tout simplement plus pertinent que ses successeurs plus complexes.

Par exemple, expliquer la grande dépression avec IS-LM-OG-DG fonctionne très bien : les faillites bancaires entraînent une chute de l’investissement autonome et donc un basculement vers la gauche de la courbe IS. Le taux d’intérêt chute car la demande de monnaie diminue. La courbe de demande globale se déplace donc vers la gauche, le PIB chute de même que le niveau des prix. La banque centrale essaie de corriger le tir en créant de la monnaie, mais dans une trappe à liquidité, c’est inefficace. Seul un stimulus budgétaire permet de se sortir d’une telle situation, sans risque d’effet d’éviction, la courbe LM étant horizontale. Quoi que vous pensiez de ce modèle, ses prédictions ressemblent quand même beaucoup à ce qui s’est passé.

Que nous en disent nos modèles contemporains, plus raffinés, et trop complexes pour être enseignés à nos étudiants de licence ? Au risque de m’acharner sur un homme de paille et de caricaturer un peu leur message (mais pas tant que ça), je répondrai à la question en m’appuyant sur un article célèbre d’Harold Cole et Lee Ohanian : « The Great Depression in the United States From a Neoclassical Perspective« . Dans cet article, les auteurs montrent l’incapacité des modèles contemporains à reproduire la persistance de la grande dépression. Ils en concluent que si la réalité est si différente du modèle, c’est probablement qu’il s’est passé quelque chose après le déclenchement de la crise qui a ralenti la reprise. Et cette chose, vous l’avez deviné, c’est… le new deal ! Oui, vous avez bien lu : le modèle prédit que, sans rien faire, la reprise doit arriver rapidement, or elle n’est pas arrivée rapidement, c’est la faute au New Deal.

Il n’y avait certainement pas que de bonnes choses dans le New Deal, et il y a des débats légitimes sur les rôles respectifs du new deal et de l’abandon de l’étalon or (voire de la guerre) dans la sortie de crise. Mais de là à dire que c’est à cause du new deal que le PIB de la grande dépression s’écarte de celui prévu par les modèles macroéconomiques contemporains… non, vraiment, rendez-moi mon bon vieil IS-LM !

Mais alors pourquoi l’abandonner ?

Et pourtant, je l’abandonne. Et je ne suis pas le seul. Olivier Blanchard lui-même, qui se trouve être, entre autres choses, un des auteurs de manuels de macroéconomie fondés sur IS-LM, ne va pas tarder à l’abandonner. Et pour de bonnes raisons. Le modèle IS-LM-OG-DG est basé sur 4 courbes (IS, LM, OG et DG). Sur les 4, 2 sont pertinentes (IS et OG), une pourrait l’être dans un autre monde, mais ne correspond pas à la manière dont les banques centrales font leur travail (LM), et une n’a pas beaucoup de sens (DG).

Commençons par la courbe LM : cette courbe nous explique que, lorsque le PIB d’un pays s’accroît, la demande de monnaie augmente, et donc, si la banque centrale n’ajuste pas l’offre de monnaie, le taux d’intérêt augmente. Cette vision des choses pourrait avoir du sens dans une économie de type étalon-or, mais pas dans nos économies actuelles. De nos jours, les banques centrales fixent directement un taux d’intérêt, et laissent généralement la masse monétaire augmenter pendant les périodes de croissance.

Ce simple fait vide de son sens la courbe DG : celle-ci nous explique que la demande diminue lorsque l’indice des prix augmente. Cette transposition à la macroéconomie d’une évidence microéconomique est absurde. Si les prix augmentent, la valeur de ce qui est vendu augmente, et comme c’est la source de tout revenu, les revenus nominaux augmentent à leur tour. La seule justification de cette courbe DG est ce qu’on appelle un effet d’encaisses réelles : si tous les prix augmentent mais si la masse monétaire reste constante, alors cette masse monétaire devient relativement plus rare, et donc son prix, le taux d’intérêt augmente : ainsi, l’augmentation du niveau des prix aurait le même effet qu’une contraction monétaire. Cet effet d’encaisses réelles n’a jamais convaincu grand monde, et avec une monnaie qui se crée largement au rythme de l’activité nominale, il n’a tout simplement aucun sens.

Ajoutons à cela qu’une grande évolution des pratiques macroéconomiques depuis 30-40 ans concerne la gestion des banques centrales : aujourd’hui, elles sont indépendantes et appliquent des règles, en général le ciblage d’un taux d’inflation autour de 2%. Par conséquent, leurs décisions peuvent être anticipées, et donc directement intégrées à la dynamique du modèle. Ce qui n’est pas le cas dans IS-LM.

Alors que faire ?

Réponse très simple. A partir de cette année, pour moi, la macroéconomie, c’est le modèle IS-PC-MR, tel que présenté dans le manuel ‘Macroeconomics: Institutions, Instability, and the Financial System‘ de Wendy Carlin et David Soskice. Le manuel n’est, hélas, pas traduit en français, mais je suis sûr que ce modèle est destiné à devenir le nouveau standard pour les années qui viennent.

Comment ce modèle fonctionne-t-il ? Il repose sur 3 équations, ou 3 courbes.

La courbe IS est assez classique : le taux d’intérêt, ici directement choisi par la banque centrale, détermine le PIB. Cette courbe IS se déplace vers la droite (gauche) lorsque la dépense autonome augmente (diminue). Le taux dont il est ici question est le taux d’intérêt réel, et non pas nominal. Pour passer de l’un à l’autre, on retranche l’inflation anticipée, égale, par hypothèse, au taux observé à la période précédente. C’est donc une hypothèse peu orthodoxe d’anticipations adaptatives qui est faite ici. Enfin, l’influence du taux d’intérêt sur le PIB se fait avec une période de retard : le taux fixé en 2017 détermine le PIB de 2018.

La courbe PC est tout simplement la courbe de Phillips. Voici comment elle fonctionne. Le côté offre de l’économie est représenté par un  modèle WS/PS assez classique, qui débouche sur une valeur du PIB telle que les prévisions d’inflations sont confirmées si le PIB prend cette valeur. C’est le PIB d’équilibre, qui sera ciblé comme objectif à atteindre par la banque centrale. Si le PIB est supérieur (inférieur) à ce niveau, le pouvoir de négociation des travailleurs est fort (faible), ce qui entraîne une augmentation de leur salaire supérieure (inférieure) à l’inflation anticipée. Cette augmentation (diminution) se répercute sur l’inflation, qui se trouve plus élevée (faible) que prévu. Là encore, les anticipations adaptatives prévalent : le niveau anticipé de l’inflation est celui de la période qui précède. Cela débouche sur sur une courbe de Phillips, qui est une relation croissante entre l’inflation et le PIB. Cette courbe de Phillips se déplace vers le haut lorsque l’inflation anticipée augmente.

A ce stade, il suffit d’ajouter que la banque centrale a une cible d’inflation (disons 2%) pour définir ce qu’est un équilibre du modèle :

les agents économiques anticipent une inflation de 2%, et la banque centrale fixe un taux réel correspondant, d’après la courbe IS, au PIB d’équilibre déterminé par WS/PS.

Résultat des courses, le taux d’inflation correspond bien aux 2% prévus.

Que se passe-t-il si la courbe IS bouge ? Prenons le cas d’une crise : chute de l’investissement autonome. Étant donné le décalage entre la fixation du taux d’intérêt et son impact sur l’économie, cette évolution imprévue (et que nous considèrerons comme temporaire) crée un ralentissement de l’économie. le PIB est plus faible que prévu, l’inflation aussi. Disons qu’elle est tombée à 1%. Par conséquent, pour l’année suivante, la courbe de Phillips est plus basse (anticipations adaptatives encore une fois). Si la banque centrale fixe un taux réel correspondant au PIB d’équilibre, les anticipations d’inflation à 1% se vérifieront, alors que la cible est de 2%. La banque centrale se doit donc de recréer des anticipations d’inflation à la hausse.

Sa politique est représentée par la troisième courbe du modèle : la courbe MR (pour Monetary Rule), qui coupe la courbe PC dans le graphique du bas :

Etant donné que la banque centrale sait qu’elle ne peut pas obtenir dès la période 2 une inflation conforme à sa cible en même temps qu’un PIB d’équilibre, cette courbe MR représente le compromis qu’elle fait entre ses deux objectifs (stabilité de l’inflation, stabilité de l’activité). Le point d’intersection entre la courbe MR et la nouvelle courbe de Phillips (en rouge ci-dessus) donne le couple inflation-PIB qu’elle vise pour la période 2. Pour obtenir ce résultat, elle fixe un taux d’intérêt réel qui correspond à ce PIB. Il est plus bas que le taux d’équilibre. Et le taux nominal d’autant plus, puisqu’il est associé à une inflation plus faible. Notez que, dans l’exemple, la courbe IS est revenue à sa position initiale, puisqu’on considère le choc comme temporaire (s’il était définitif, on aurait simplement travaillé sur la courbe IS’ en rouge).

A la période 2, le PIB est maintenant supérieur à son niveau d’équilibre, ce qui fait remonter l’inflation, passant de 1% à, disons, 1,5%.

Pour trouver le nouveau couple inflation-PIB ciblé par la banque centrale, on cherche à nouveau l’intersection entre la courbe MR et la nouvelle courbe de Phillips, celle représentée en vert, et indexée pour une inflation de 1,5%. Le taux d’intérêt correspondant à ce PIB est plus élevé que celui de la période précédente, mais encore inférieur au taux d’équilibre. Graduellement, période après période, le taux d’intérêt va remonter vers son niveau d’équilibre, de même que l’inflation. Le PIB, après avoir chuté fortement en période 1 puis augmenté au-dessus de son niveau d’équilibre en raison du coup de pouce monétaire, redescend lui-même progressivement à son niveau d’équilibre.

Un modèle riche.

Ce modèle, plus réaliste que le modèle IS-LM-OG-DG, permet de traiter de tas de questions macroéconomiquement pertinentes. Par exemple, la question épineuse des trappes à liquidités se pose ici de la façon suivante : si la crise est très grave, causant une anticipation d’inflation négative, alors le taux réel sera supérieur au taux nominal. Or le taux nominal ne peut être négatif. Ainsi, au lieu de rehausser les anticipations d’inflations, le taux réel plonge un peu plus le pays dans la récession, avec une boucle vicieuse déflation -> taux réels trop forts -> récession -> déflation.

Comme dans la version IS-LM, cette situation peut être traitée par un décalage vers la droite de la courbe IS, autrement dit par des politiques budgétaires. Mais l’histoire, ici, est plus réaliste que celle racontée avec une courbe LM horizontale.

On peut également introduire dans le modèle la sphère financière de la façon suivante : le taux d’intérêt qui influence l’économie n’est pas celui de la banque centrale, mais celui auquel les banques prêtent de l’argent à long terme à leurs clients. la différence entre les deux est une marge bancaire (spread), qui dépend du risque assumé par les banques. Un accroissement du risque lié à l’insolvabilité des emprunteurs conduit à une augmentation des spreads, et donc joue le même effet qu’une augmentation du taux réel. Dans cette situation, la baisse des taux directeurs risque d’être insuffisante, car la limite du 0% s’impose, encore une fois, au taux nominal. L’action de la banque centrale consiste alors à acheter des actifs à long terme pour faire baisser non pas la position de la courbe des taux, mais sa pente (faisant ainsi repartir les spreads à la baisse). c’est exactement ce qu’ont fait les banques centrales avec le quantitative easing.

Bien entendu, une autre extension du modèle est sa version d’économie ouverte, ce qui est classique pour ce type de modèles (je ne développe pas)

Un modèle d’avenir.

Le modèle de Carlin et Soskice est peut être trop orthodoxe pour les hétérodoxes (il consacre les règles de politiques monétaires basées sur le ciblage d’inflation, il est ‘hydrolique’ au sens où il pourrait sembler trop déterministe, il valide le NAIRU…), et trop hétérodoxe pour les orthodoxes (l’hypothèse d’anticipations adaptatives, pourtant présente chez Milton Friedman, est aujourd’hui souvent considérée comme trop keynésienne pour être honnête).

Pourtant, si l’on évaluait un modèle sur ses capacités à prédire le réel, et non sur son adéquation à telle ou telle chapelle souvent artificielle, on devrait probablement en faire le nouveau socle de l’enseignement de la macroéconomie. Comme je suis optimiste sur le fonctionnement de ma profession, j’en fais le pari.

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