En macroéconomie, la question de l’hystérèse est probablement une des plus intéressantes actuellement. Le principe de l’hystérèse est très simple à comprendre. Un évènement A provoque une conséquence B. Si A, la cause, disparaît, mais que la conséquence B continue à se manifester, on est en présence d’un phénomène d’hystérèse. Les macroéconomistes s’y intéressent pour la raison suivante : dans la théorie macroéconomique la plus standard, les questions d’offre et de demande sont déconnectées. L’offre concerne le fonctionnement du marché du travail, du marché des biens et services, la fiscalité, la productivité du travail etc. La demande concerne la politique monétaire, l’investissement, la consommation etc.
Lorsqu’une crise provient d’un problème de demande insuffisante, on considère généralement qu’une politique de relance de la demande permet de régler le problème. La demande ayant retrouvé son niveau pré-crise, la crise devrait ne pas laisser de traces.
La thèse de l’hystérèse s’oppose à cette vision des choses, en disant que le ralentissement provoqué par un problème de demande peut affecter l’offre, et donc continuer d’affecter l’économie même après résolution du problème initial. Un exemple souvent cité est celui de la productivité du travail : après une crise caractérisée par une forte hausse du chômage, les travailleurs se voyant contraints de passer plusieurs mois au chômage à cause de la crise peuvent perdre leur capacité de travail (perte de confiance en soi, oubli de certains savoirs-faire, découragement…). Un doctorant de l’université de Cambridge, Maarten de Ridder, apporte un argument très fort en faveur de la théorie de l’hystérèse (cf cette présentation sur VOX, trouvée grâce au tweeter de Pierre Aldama, qui serait bien inspiré de tenir un blog soit dit en passant). Le mécanisme mis en avant par De Ridder concerne les investissements en recherche et développement, centraux pour faire croître la productivité du travail, et qui sont affectés par la crise. Ici, l’idée est que les économies avancées ne peuvent pas connaître de croissance sans progrès technique. Les dysfonctionnements bancaires qui sont au cœur de la crise de 2008 auraient eu comme effet secondaire d’empêcher les entreprises de disposer des liquidités nécessaires pour financer leur recherche et développement. Ainsi, malgré le travail des banques centrales pour sortir de la crise, le ralentissement de la productivité provoqué par cette baisse de la recherche empêcherait nos économies de retrouver le trend des années pré-crise. Le graphique suivant, extrait de l’article de Vox, présentant l’évolution du PIB de trois zones économiques avancées, illustre cette persistance du ralentissement :

L’hypothèse formulée par de Ridder n’a rien de bien nouveau. La chute de l’investissement fait partie des mécanismes théoriquement connus d’émergence d’un effet d’hystérèse. Et après tout, on pourrait très bien interpréter les choses autrement : par exemple, c’est la baisse des perspectives de découvrir de nouvelles idées fécondes qui pourrait expliquer la baisse des investissements en recherche et la croissance plus faible qu’avant la crise.
La force de l’argument de Ridder est qu’il repose sur le fait que les différentes banques n’ont pas toutes été touchées avec la même violence par la crise. Or les entreprises ont en général une banque « préférée », qui est tout simplement la banque qui les suit habituellement. La relation banque-entreprise est une relation de confiance, de long terme, basée sur une connaissance fine de la situation et de la stratégie de l’entreprise par la banque qui la finance. Si l’on accepte l’idée que le choix par une entreprise d’une banque a peu de chance de dépendre des facteurs qui expliquent l’exposition des différentes banques à la crise, alors on peut interpréter la crise comme une expérience naturelle. Si les entreprises habituellement financées par une banque ayant été touchée fortement par la crise ont moins investi en recherche que les autres, alors c’est probablement le signe que les contraintes de crédit provoquées par cette crise sont effectivement responsables d’une partie au moins de la chute de l’investissement.
Et c’est le cas. Ridder s’appuie sur des données portant sur des firmes américaines. Pour chaque firme, on connait : sa banque, ses investissements en R&D et sa productivité. Pour chaque banque, on connait la gravité avec laquelle elle a été touchée par la faillite de Lehman Brothers. Le premier résultat frappant est que les entreprises dont les banques ont été les plus touchées par la crise ont effectivement moins investi dans la technologie que les autres. Le graphique suivant représente l’impact d’une chute d’un écart-type de la qualité des actifs d’une banque sur les investissements en technologie des entreprises qu’elle finance habituellement :

Ce graphique ce lit de la façon suivante : avoir une banque qui a plus souffert de la crise que la moyenne d’un écart-type a entraîné une baisse des efforts de recherche de 1 ou 2 points de pourcentage sur la période post-crise. Le chercheur dispose ici de ce qu’on appelle un instrument, c’est-à-dire une manière de transformer une corrélation en causalité. En effet, les investissements en recherche et la productivité, c’est un peu l’histoire de la poule et de l’oeuf. Est-ce que la productivité stagne à cause d’un manque d’investissement, ou est-ce l’investissement en recherche qui freine lorsque les opportunités de croissance se tarissent, comme le pensent les prophètes d’une stagnation séculaires ?
Ici, la question est de savoir si la chute de l’investissement provoquée par les difficultés financières de 2008 ont affecté la productivité. Autrement dit : les entreprises ayant eu de mauvaises banques ont-elles connu un ralentissement de leur productivité plus marqué que les autres ?
La réponse est positive. Le graphique suivant représente l’impact d’une diminution d’un écart-type des investissements en recherche due à la mauvaise situation de la banque sur la croissance de la productivité des firmes :

Ce qui est frappant dans ce graphique, c’est que les entreprises ayant des banques très exposées à la crise n’avaient pas de performances significativement moins bonnes que les autres avant la crise. La dégradation est continue entre 2009 et 0014. Il semble donc qu’il existe bel et bien un lien entre la crise et le recul de la productivité.
D’après les calculs de Ridder, si les investissements en technologie étaient restés au même niveau qu’avant la crise, le PIB aurait été aujourd’hui entre 3% et 4% supérieur à ce qu’il est, ce qui correspond à un tiers de l’écart entre le PIB et le trend d’avant la crise. D’autres facteurs doivent donc être mobilisés pour expliquer les deux tiers restants, mais pour un doctorant, retrouver la trace de 650 milliards de dollars dans le cadre de sa thèse, c’est quand même un bel exploit !
Comme quoi, tout n’est pas à jeter dans la recherche actuelle en macroéconomie. Puisse cette tendance persister !