On parle beaucoup depuis quelques mois du déclin des centres-villes des villes françaises moyennes. L’indicateur qui illustre ces craintes est celui de la vacance commerciale, qui correspond au pourcentage de commerces fermés dans une ville donnée. Un rapport de l’inspection générale des finances et du conseil général de l’environnement et du développement durable a mis en lumière sa forte augmentation dans de nombreux centres de villes moyennes depuis une dizaine d’années. La ville de Bézier est souvent citée en exemple, en raison de son taux particulièrement élevé (un quart) et du lien qu’on peut faire sans trop se mouiller avec l’élection dans cette ville d’un maire proche du Front National. On peut citer également des villes comme Dreux, Montélimar ou Libourne. En ligne de mire du rapport et des commentateurs, les grands centres commerciaux installés en périphérie qui poussent les petits commerçants du centre à fermer boutique. Les centres historiques auxquels nous tenons tant sont-ils condamnés à la paupérisation ? Notre futur est-il condamné à s’inscrire dans ces périphéries impersonnelles et froides que le vingtième siècle a greffé à nos villes ?

Ces angoisses sont compréhensibles, mais elles ne devraient pas conduire à préconiser des politiques défavorables aux classes les plus populaires. Car la question du déclin des centres-villes est aussi une question d’inégalités économiques. Et la frontière est mince entre l’attachement sentimental à nos villes et le simple mépris de classe.
La photo qui illustre ce billet est prise à Detroit, ville sinistrée s’il en est. Le centre-ville de Detroit est pauvre et délabré, les classes aisées l’ont abandonné, remplacées par des ghettos. L’évolution connue par Detroit depuis la deuxième moitié du 20ème siècle est à l’opposé exact de ce qui s’est passé à Paris. Le centre-ville de Paris est riche et entretenu comme un musée vivant. Ici, la crainte n’est pas la paupérisation mais au contraire la gentrification, qui menace de chasser du centre les rares pauvres qui peuvent encore y vivre. Trois économistes, Jan Brueckner, Jacques-François Thisse et Yves Zenou, ont consacré un article en 1999 à l’explication de cette différence. Cet article est très théorique, les cas de Detroit et Paris n’étant que des illustrations. On pourra donc en transposer les résultats aux cas des villes moyennes françaises dont il est question ici (Paris n’est pas concerné par le rapport). Voilà ce que nous dit cette théorie : supposez qu’il y ait, dans une ville donnée, des riches et des pauvres. L’essentiel de l’activité économique est situé au centre ville, et habiter loin du centre est coûteux. Le fonctionnement du marché contraint les propriétaires de terrains éloignés du centre à proposer des prix plus faibles qu’au centre, afin de compenser le coût de déplacement des périurbains. Dans ce contexte, qui, des riches et des pauvres, habitera plus prés du centre ? Gardez-vous bien de vous dire que ce sont nécessairement les riches au prétexte que les pauvres vont chercher des prix plus faibles en périphérie. Les propriétaires fonciers utiliseront leurs terres pour créer des logements correspondant aux catégories qui sont disposées à leur payer le prix le plus élevé dans chaque quartier. Les riches ont, par définition, des capacités financières plus élevées que les pauvres, qui pourraient faire penser que ce sont eux qui proposeront toujours le prix le plus élevé pour vivre dans un quartier donné. Mais cette même capacité financière fait qu’ils sont moins pénalisés que les pauvres par l’éloignement au centre. Confronté à un prix au centre très élevé, un riche peut plus facilement qu’un pauvre ‘faire jouer la concurrence’ avec la périphérie, où il pourra s’acheter une très grande villa de laquelle il fera des allers-retours vers le centre, dans son SUV spacieux et énergivore. Il est donc plausible que le prix qu’un riche est prêt à payer pour se loger parte d’une valeur relativement modeste au centre, pour décliner légèrement en fonction de la distance au centre. Inversement, le prix offert par un pauvre déclinera rapidement avec la distance au centre, en raison même du coût de l’éloignement qu’il pourra supporter plus difficilement. Le prix offert par un pauvre donc doit partir d’une valeur plus élevée au centre pour qu’il puisse se loger. En effet, sauf à imaginer que les pauvres disparaissent complètement de la carte, il doit bien y avoir des quartiers dans lesquels ils sont prêts à payer plus que les riches pour vivre. Pour comprendre le mécanisme, imaginez une vente aux enchères. Partant d’un prix très bas, un propriétaire foncier aura une demande plus élevée que la surface qu’il possède, émanant de riches autant que de pauvres. Il peut donc augmenter son prix. Le seuil à partir duquel les riches abandonneront l’enchère au centre intervient assez rapidement, grâce à la possibilité de s’installer en périphérie. Ce sont donc les pauvres qui remporteront l’enchère. Cela ne veut pas dire que les riches ne peuvent pas s’aligner, bien entendu, mais simplement qu’ils ne souhaitent pas le faire. En d’autres termes, au centre, les pauvres sont plus captifs que les riches. Cette histoire est celle de Detroit, les pauvres au centre, les riches à l’extérieur.
Quid de Paris ? La différence entre les deux agglomérations, pour les auteurs, est question d’aménités. Non que Detroit en soit dépourvue. Mais la question est la manière dont les aménités évoluent à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville. C’est là que réside la clé de leur modèle. Selon eux, les aménités déclinent rapidement dans le cas de Paris (très fortes au centre, puis rapidement beaucoup plus faibles), alors qu’elles déclinent moins vite dans le cas de Detroit (un centre moins intéressant, et une périphérie assez bien dotée en aménités). Or la vitesse à laquelle déclinent les aménités lorsqu’on s’éloigne du centre peut inverser la logique du modèle. En effet, les riches sont plus enclins que les pauvres à accepter un sur-coût de leur logement pour bénéficier d’aménités importantes. En tenant compte de ces aménités, il est possible que, finalement, leur consentement à payer diminue plus rapidement que celui des pauvres avec la distance au centre. Dans ce cas, ce sont eux qui sont les plus captifs au centre, et qui sont donc disposés à payer les loyers les plus chers, reléguant les pauvres en périphérie.
Ce qu’il faut comprendre dans ce modèle, c’est qu’un rééquilibrage même modeste des aménités entre centre et périphérie peut conduire à un basculement radical de l’occupation de l’espace entre les catégories sociales.
Revenons à Bézier, Dreux et Montélimar. Si l’on devait interpréter le déclin de leurs centres-villes à l’aune de ce modèle, on le ferait de la manière suivante : l’apparition de centres commerciaux en périphérie revient à atténuer le différentiel d’aménités entre centre et périphérie. Ainsi, l’effet-Paris (qui pousse les riches au centre) perd de l’importance, l’effet-Detroit (qui pousse les pauvres au centre) en gagne. Autrement dit, l’amélioration des aménités en périphérie rend théoriquement envisageable un scenario à la Detroit, avec un centre totalement délabré, rongé par la misère et la criminalité. Les fermetures en série de commerces au centre donne du crédit à cette histoire.
Les commentaires sur le déclin des centres-villes s’accompagnent souvent de critiques acerbes sur les municipalités qui autorisent l’ouverture de grands centre commerciaux en périphérie (y compris dans le rapport cité plus haut). Ces critiques sont parfaitement déplacées. Soyons clairs : je déteste les centres commerciaux. De l’extérieur, ils sont moches. A l’intérieur, ils recréent de petites villes très artificielles, hors-sol, quasiment identiques d’un pays à l’autre. Mais ne nous y trompons pas : tout le monde les déteste. Croyez-vous vraiment que les centaines de gens qui se bousculent au rayon des plats surgelés avant de faire la queue à la caisse n°25 aient le sentiment de passer un moment magique dans un temple de l’architecture et du bon goût ? Ils sont simplement prêts à sacrifier une heure ou deux de leur temps pour optimiser cette tâche extrêmement ingrate qui consiste à se réapprovisionner en vivres. C’est pratique (on peut se garer), c’est plutôt bon marché, et une fois la corvée terminée, ils passent à autre chose : rando en montagne, flânerie dans les rues du centre ancien, musée, ciné… Le fait que les masses s’entassent dans les centres commerciaux est, en soi, la preuve qu’ils constituent une aménité valorisable, quelle que soit l’impression de vulgarité qu’ils inspirent. Et lorsqu’une ville autorise la construction d’un centre commercial en périphérie, elle permet d’accroître le niveau d’aménités disponibles pour les habitants de cette périphérie. Qui, à priori, sont plus modestes que les habitants des centres anciens.
Reprenons le modèle de Thisse Brueckner et Zenou. Quelle conséquence doit-on attendre d’un accroissement des aménités en périphérie ? Deux possibilités : soit cet accroissement est trop modeste pour inverser la répartition spatiale entre riches et pauvres. Dans ce cas, ces aménités supplémentaires accroissent le bien-être des pauvres vivant en périphérie. Vouloir interdire cela au nom de la défense des centres-villes revient tout simplement à mettre la loi au service des rentes des riches propriétaires des centres-villes, au détriment du bien-être des pauvres des périphéries. Soit, seconde possibilité, l’accroissement des aménités en périphérie est telle qu’elle provoque un basculement : les riches vont envahir la périphérie, et laisser la place au centre aux plus pauvres. Qu’y a-t-il de choquant dans cette hypothèse ? Les pauvres sont-ils tellement repoussants qu’ils seraient indignes de vivre au milieu de ces reliques médiévales qui font l’âme de nos vieilles villes ? Craint-on que si ces quartiers deviennent populaires ils soient laissés à l’abandon par les municipalités au détriment du patrimoine historique ? Pourquoi ? Laissent-elles généralement à l’abandon les quartiers populaires ? Est-ce moins grave lorsqu’ils sont situés en périphérie ? Il n’y a pas que l’urbanisme qui différencie l’Europe et les USA, il y a aussi les systèmes sociaux. Ce qui est choquant dans les ghettos de Detroit, ce n’est pas tant qu’ils soient situés au centre, c’est qu’ils existent ! Il y a, en France, des quartiers difficiles, mais le phénomène est sans doute d’ampleur moindre qu’aux USA. Et lorsqu’ils existent, il est scandaleux de laisser s’y installer violence et délabrement : le fait qu’ils soient généralement périphériques rend le scandale moins visible, mais pas moins réel.
Je suis prêt à accepter l’idée que le scenario ‘Detroit’ soit angoissant, et conduise à demander aux autorités d’interdire la création de centres commerciaux pour l’éviter, mais encore faut-il formuler cette demande de façon complète, pour révéler le mépris de classe qu’elle comporte : « communes, n’autorisez pas la construction de centres commerciaux en périphérie, car ils amélioreraient la qualité de vie dans ces quartiers aujourd’hui pauvres, au risque de donner aux riches l’envie de quitter le centre-ville, et donc de transformer celui-ci en quartier populaire, donc forcément sale et délabré, car vous ne l’entretiendrez alors plus ». Libre à chacun de penser ça, mais il est toujours préférable de rentrer dans le détail plutôt que de se contenter d’un très hypocrite : « Communes, n’autorisez pas la construction de centres commerciaux en périphérie qui font disparaître le petit commerce qui fait tout le charme de nos centres historiques ».
Au-delà de ce qu’on peut penser de ces tensions entre grandes surfaces et petit commerce, entre peur des pauvres et de la gentrification, faire reposer le diagnostic sur la répartition et la taille des commerces passe probablement à côté de l’essentiel dans cette affaire. Car le déclin des centres des villes moyennes est peut être moins une question d’économie urbaine qu’une question d’économie géographique. Cette distinction est un peu jargonneuse, j’en conviens. De façon schématique, l’économie urbaine s’intéresse à l’occupation de l’espace dans une ville donnée : étalement urbain, rente foncière, congestion des réseaux de transports (etc) sont au cœur de ses préoccupations. L’économie géographique (en fait surtout ladite ‘nouvelle’ économie géographique, inventée par Paul Krugman en 1991) s’intéresse moins à l’espace. Son sujet est l’interaction entre les régions, avec la notion de concentration comme problématique centrale. Son but est d’identifier les conditions d’émergence d’effets boule-de-neige, qui font que les régions ayant la plus grande concentration en population ou en entreprises industrielles tendent à voir cette concentration se renforcer au détriment des autres. Or il n’est pas exclu que, indépendamment des ouvertures de grandes surfaces, ce soit essentiellement un phénomène de concentration géographique d’une certaine classe aisée au niveau national qui soit à l’œuvre dans le déclin de certains centres-villes.
Regardez la carte suivante, extraite du rapport, qui fait apparaître en rose-rouge les villes concernées par le déclin commercial (taux de vacance commerciale >7.5%) et en bleu celles qui échappent au phénomène (taux <7,5%)

Il est assez flagrant que les villes qui échappent au phénomène de déclin sont des villes dans lesquelles sont présentes des activités offrant des emplois très qualifiés, et potentiellement très concentrées : aéronautique à Toulouse, Chimie à Lyon, institutions européennes à Strasbourg… La liste n’est pas exhaustive, mais, à l’exception notable de Marseille, les villes relativement centrales ne sont pas concernées par le phénomène. En revanche, cherchez les points rouge-vif (vacance >15%), ils correspondent généralement à des villes de taille assez modeste, et situées soit dans d’anciens bassins industriels sinistrés (nord et est) soit au milieu de nulle part (les lecteurs de ce blog originaires d’Aubenas, Marmande ou Châtellerault me pardonneront cette caricature).
Ce constat accrédite l’idée qu’une certaine forme au moins de concentration géographique des richesses est à l’œuvre en France. La deuxième globalisation consiste en une internationalisation des chaînes de valeur. Cette internationalisation requiert de la coordination, donc de la proximité, donc de la concentration urbaine. Les travailleurs les plus qualifiés ont donc intérêt à quitter les petites villes pour travailler dans ces chaînes de valeur globalisées. Lorsque les riches quittent les petites villes, ils laissent la place aux moins riches, que ce soit au centre-ville ou en périphérie. C’est triste. Ça crée de la polarisation. Ça crée du vote extrême. Ça fragmente les peuples. Ça donne tout son poids à la question politique des inégalités et du sort réservé aux plus démunis ou aux catégories déclinantes. Cette question n’est pas simple, mais l’idée d’interdire aux pauvres d’aller faire leurs courses à Lidl fait bien plus partie du problème que de la solution.