Cédric Villani est-il un nazi ? (des effets de composition et de leur bon usage)

Quatre entreprises différentes payent à leur salariés des salaires annuels moyens de 30’000€, 25’000€, 30’000€ et 29’000€. Avant d’en inférer que les entreprises 1 et 3 sont les plus généreuses, suivies de près par la 4, et que la 2 s’avère la plus pingre, regardez d’abord ce tableau, qui décompose le salaire moyen en salaire des exécutants et salaire des cadres :

Vous le voyez, les choses ne sont pas si simples ! L’entreprise 2 n’est pas moins généreuse que la 1, puisque ses exécutants d’un côté, et ses cadres de l’autre, sont payés exactement comme ceux de l’entreprise 1. Simplement, elle compte moins de cadres, et plus d’exécutants. La différence dans le salaire moyen est ce qu’on appelle un effet de composition. Si l’on compare l’entreprise 1 à la 4, l’effet composition est encore plus marqué, car l’entreprise 4 donne des salaires plus élevés que la 1 tant à ses exécutants qu’à ses cadres. Simplement, elle a beaucoup moins de cadres, si bien que son salaire moyen apparait plus faible. Enfin, comparer les entreprises 1 et 3 pourrait laisser penser que leur politique salariale est identique, puisque leurs salaires moyens sont identiques. Il n’en est rien : l’entreprise 3 est la plus généreuse à type d’emploi donné, mais l’effet de composition fait qu’elle semble payer les mêmes salaires que la 1.

On le voit à travers cet exemple, négliger les effets de composition peut conduire à de mauvaises interprétations des données. Néanmoins, la mise en avant d’effets de composition comme argument dans un débat devrait toujours s’accompagner de précisions sur la théorie qu’elle entend soit confirmer, soit réfuter, afin que l’interprétation de ces effets soit claire. Ce n’est pas toujours le cas. Pour poursuivre l’exemple, il est certain que si le propos est de déterminer quelle entreprise payera le plus de cotisations sociales par travailleur, alors l’effet de composition perd toute pertinence, et ce sont bel et bien les entreprises 1 et 3 qui seront les meilleures sur ce plan. Ou encore, si une politique éducative ambitieuse au niveau d’un pays permettait d’accroitre la part des cadres dans le travail salarié, alors avoir une structure de l’emploi ressemblant à celle de l’entreprise 1 serait plus satisfaisant qu’une structure calquée sur celle de l’entreprise 2, effet de composition ou pas.

Venons-en à la question, volontairement grossière et provocatrice je l’admets, qui donne son titre à ce post. Cédric Villani, soutien d’Emmanuel Macron, candidat plutôt cosmopolite à cette élection présidentielle, a suscité une polémique en liant les difficultés du système scolaire français à l’immigration.

https://www.youtube.com/watch?v=xdyaQqDpiwQ

J’ai eu un bref échange sur twitter avec le sociologue Denis Colombi, qui a réagit du tac-au-tac en dénonçant l’ignorance de Villani. Il a par la suite développé son argument dans un long article, dont je recommande la lecture sans réserve. Je la recommande parce qu’elle vous apprendra, comme elle me l’a apprise à moi-même, une chose qui mérite d’être connue : à origine sociale égale, les enfants d’immigrés n’obtiennent pas des résultats scolaires moins bons que les autres élèves. Leur résultats moins bons dans l’ensemble ne sont donc qu’un effet de composition, lié au fait qu’ils sont plus susceptibles d’être socialement défavorisés à l’entrée du système scolaire. La conclusion qu’en tire Denis Colombi est que l’analyse de Villani est erronée. Je ne sais pas si l’analyse de Villani est erronée, mais je sais que l’effet de composition dont il est question ici est tout à fait insuffisant pour aboutir à cette conclusion. Le propos de Villani ne dit ni ne sous-entend nullement que les difficultés scolaires des enfants d’immigrés correspondent à un facteur spécifiquement lié à l’immigration, une sorte de tare qui ne pourrait s’expliquer par des variables socio-économiques objectives. Son propos, tel que je l’entends en tout cas, transpose au niveau de la comparaison entre pays le débat ‘proficiency vs growth‘ qui est central dans le monde de l’éducation, et qui consiste à savoir s’il faut évaluer les performances des élèves par le niveau qu’ils atteignent ou par les progrès qu’ils accomplissent. Les enquêtes PISA soulignent les mauvaises performances de la France en matière d’égalité au plan éducatif. C’est d’ailleurs précisément sur cette question là que Villani est interrogé (« L’école française […] est une des plus inégalitaires qui soit malgré les moyens qui sont alloués […] qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? […] Par rapport aux systèmes étrangers qu’est-ce qui vous frappe ? »). Or, comparer les inégalités à la sortie du système scolaire peut être trompeur si l’on ne tient pas compte des inégalités à l’entrée du système scolaire. Villani apparaît ici comme un défenseur du système français, expliquant qu’étant données les inégalités sociales ou culturelles auxquelles le système est confronté, il ne s’en sort pas si mal. Mais, pourrait-on lui objecter, le système n’est-il pas lui-même responsable des inégalités en amont, autrement dit de l’inégalité qui existe entre les parents des élèves aujourd’hui scolarisés ? Pas si l’on tient compte du fait qu’au moins une partie d’entre eux n’étaient pas scolarisés en France lorsqu’ils étaient enfants. Le modèle est donc le suivant : l’immigration contribue aux inégalités éducatives en amont, car les enfants d’immigrés ont des situations familiales en moyennes moins favorables que les autres enfants. Les résultats du système français sont assez bons étant donnée cette inégalité en amont.

Ce modèle est-il pertinent ? Je ne sais pas. Mais je sais de quelles données nous aurions besoin pour le déterminer : part des enfants d’immigrés dans les populations ayant les situations sociales les moins favorables à la réussite scolaire, mesure pays par pays de ces inégalités en amont, mesure pays par pays de la réduction ou de l’accroissement de ces inégalités à la sortie du système éducatif, et enfin vérification du positionnement de la France du point de vue de cet accroissement. En revanche, l’effet de composition mis en lumière par Denis Colombi ne permet pas de se prononcer sur la validité de ce modèle.

Je suis bien conscient de ce qu’il y a de délicat à parler d’immigration. Il est bien possible que des enfants d’immigrés ayant entendu l’interview de Villani se soient sentis stigmatisés par ses propos. Je mesure par ailleurs l’écart qu’il y a entre le sentiment diffus qui existe dans une grande partie de la population que l’immigration constitue une difficulté économique, et ce que disent les études sur le sujet, qui mettent en avant l’importance des effets positifs et le caractère marginal des effets négatifs.

La seule attitude saine, à cet égard, est d’accepter que toutes les questions soient posées, et que les réponses soient cherchées avec minutie en confrontant des modèles exprimés clairement aux données pertinentes. Pas d’évacuer ces questions. n’oublions pas que si l’on peut affirmer que les enfants d’immigrés s’en sortent aussi bien que les autres, en France, à origine sociale donnée, c’est bien parce que des chercheurs ont pris l’initiative de se poser la question et de mener l’enquête qu’il fallait pour y répondre.

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