Trump, le vote populaire et le (bon) électeur médian

Pour la deuxième fois de son histoire depuis plus d’un siècle [corrigé le 7 mars], mais également pour la deuxième fois en 16 ans, les USA ont élu un président n’ayant pas recueilli la majorité du vote populaire. Depuis plus de 20 ans, l’électorat américain est « structurellement » démocrate, puisque depuis la première élection de William Clinton en 1992, le candidat du parti républicain n’a recueilli la majorité du vote populaire qu’une seule fois. C’était en 2004 et les circonstances permettent de penser qu’il s’agissait alors probablement davantage de soutenir un chef de guerre 3 ans après le 11 septembre que la marque d’une grande adhésion idéologique. L’explication de ce phénomène est assez simple. Les démocrates sont concentrés dans un petit nombre d’états dans lesquels ils sont nettement majoritaires. Or, être nettement majoritaire au sein d’un État ne sert à rien. Qu’un candidat soit légèrement majoritaire ou nettement majoritaire dans un État, de toute façon il obtiendra la totalité des grands électeurs de l’État. Mieux vaut, dans ce système, être légèrement majoritaire dans une majorité d’états que d’être nettement majoritaire dans une minorité d’états. Ainsi, sur les 232 votes recueillis par Hillary Clinton, près des deux tiers (147) l’ont été dans seulement 9 États sur 51(dont la Californie et New York) dans lesquels elle l’emporte par plus de 15 points d’avance. Donald Trump a, lui aussi, emporté certains états par plus de 15 points d’avance, 19 d’entre eux précisément, mais il s’agit d’états moins importants (Alabama, Alaska, Arkansas…) qui ne lui ont rapporté que 117 grands électeurs sur 306 (source).

Cette concentration géographique des électeurs démocrates est donc un handicap pour eux. Le propos de ce billet n’est pas de s’attarder sur les avantages et les inconvénients d’un tel système électoral. Je me contenterai de dire que ses inconvénients sautent aux yeux. A contrario, vous trouverez dans ce vieux post de John Cochrane (dont, soit dit en passant, les sympathies républicaines sont assez peu dissimulées dans cette interview récente) un argument favorable à ce système : dans un État fédéral, il est préférable d’éviter que le pouvoir soit confié à un camp n’étant majoritaire que dans une minorité d’états. Remarquons que la désignation de la majorité parlementaire en France obéit aux mêmes règles (bien qu’il n’y ait eu, à ma connaissance, aucun ‘bug’ de ce style sous la 5ème république). De même, le jour où les électeurs Européens éliront le président de la commission au suffrage universel, il y a fort à parier qu’ils le feront selon un système de grands électeurs, pour éviter, par exemple, que ne soit élu un candidat minoritaire dans tous les pays sauf en Allemagne où il remporterait 80% des suffrages (imaginez l’ambiance…)

Le propos de ce billet est de mettre en garde contre la tentation que l’on aurait de penser que si la règle électorale avait été différente, alors Hillary Clinton aurait emporté l’élection. En effet, si la règle avait été différente, alors la campagne elle-même aurait été différente. Si une équipe de football perd un match par 1 but à 0 après s’être vue refuser deux buts pour hors-jeu, elle peut se consoler en disant qu’en l’absence de la règle du hors-jeu, elle aurait gagné la partie. Sauf qu’en raison même de l’existence de la règle, les défenses « jouent » le hors-jeu, laissant les attaquants tout seuls devant afin qu’ils soient en faute. Elles ne le feraient pas si les règles étaient différentes.

En matière de politique, également, on joue en fonction de la règle. Lorsque la règle est qu’il faut une majorité d’électeurs pour emporter l’élection, alors la stratégie à jouer est celle de l’électeur médian (cf). Le principe est simple : si seuls deux candidats sont en lice, celui de droite obtiendra toujours le vote des électeurs plus à droite que lui, le candidat de gauche obtiendra celui des électeurs plus à gauche que lui. L’enjeu est donc le centre. Chaque candidat doit donc se rapprocher au maximum des positions de l’autre pour lui chiper ses électeurs. A l’équilibre, les deux candidats défendent quasiment les mêmes positions, correspondant à celles de l’électeur médian : celui qui est plus à droite que la moitié du corps électoral, et plus à gauche que l’autre moitié. Le hasard détermine le résultat du suffrage. Seule la volonté de ne pas créer trop d’abstention aux extrêmes peut justifier de légères différences entre les candidats.

On peut espérer que les positions outrancières défendues par Donald Trump durant la campagne ne soient pas celles de l’électeur américain médian. Ce qui ne signifie pas que sa stratégie était mauvaise.

Car lorsque, en revanche, le système électoral est celui des grands électeurs, alors ce n’est plus l’électeur médian qu’il faut draguer, mais l’électeur médian… de l’État médian. Pour se choisir un style et un discours de campagne efficaces (en termes de probabilités d’être élu), les électeurs californiens et texans n’ont strictement aucun intérêt. Les premiers voteront démocrate, les seconds républicain. Seuls comptent les états susceptibles d’hésiter entre les deux candidats. Les fameux ‘swing states’. Il se trouve que nombre de ces swing states sont situés dans la rust belt, c’est à dire dans ce nord-est qui a subi de plein fouet la désindustrialisation : notamment le Michigan, l’Ohio, la Pennsylvanie, le Wisconsin. Donald Trump a remporté ces États, et leurs 64 grands électeurs. Pour mémoire, il a en tout 74 grands électeurs d’avance sur Hillary Clinton.  Contrairement à ce que dit le Figaro, il n’a pas « cartonné » dans ces états, qui font partie de ceux qu’il a remporté avec les scores les plus serrés. Mais il a réussi à toucher leurs électeurs médians. Et il n’est guère douteux que les électeurs médians de ces états là sont assez différents de l’électeur médian américain. Plus en révolte contre la classe politique traditionnelle, plus hostiles à la mondialisation et aux traités de libre échange, plus sensibles à l’intérêt que pourraient avoir pour eux une politique de grands travaux. Étant donnée la règle du jeu de cette élection, la bonne stratégie consistait à séduire ces électeurs là, et pas les autres. Trump a perdu la Californie de 2’500’000 voix, et a gagné le Michigan (et ses 16 grands électeurs) de 13’000. Si ses outrances anti-système lui ont fait perdre 1’000’000 voix en Californie et lui en ont fait gagné 20’000 dans le Michigan, alors elles ont été une mauvaise stratégie pour gagner le vote populaire, mais une bonne stratégie pour remporter l’élection, ce qui était son but. La seule finesse était de ne pas perdre d’autres swing states importants, comme la Floride. Je ne connais pas les spécificités politiques de la Floride, mais on peut penser que le côté anti-immigration du discours de Trump y a trouvé un écho favorable, et parfaitement compatible avec le discours anti-mondialisation destiné à la rust belt.

Suite aux commentaires spontanés des journalistes sur la victoire du candidat des laissés pour compte, de nombreux commentateurs ont souligné que Trump avait, en fait, réalisé de meilleurs scores chez les riches que chez les pauvres. Mais ce contre-argument n’est pas convaincant, car il raisonne sur la moyenne au lieu de raisonner à la marge. Bien entendu, l’électorat démocrate est plus populaire que l’électorat républicain. Mais c’est probablement en séduisant, dans la rust belt en particulier, quelques centaines de milliers de laissés pour compte de plus que s’il avait tenu un discours plus mainstream qu’il a emporté l’élection.

Maintenant qu’il est élu, il sera, comme tous les présidents, sensible aux sondages d’opinion. Or ceux-ci ne sont pas exprimés selon le système des grands électeurs, mais selon le système du vote populaire (« x% d’américains se disent satisfaits de l’action du président »). Il y a fort à parier que, pour ne pas trop être challengé par l’opinion publique, il va tenter de faire évoluer son positionnement de celui de l’électeur médian de l’Ohio vers celui de l’électeur médian des USA. Une heure de discussion avec Barack Obama l’a déjà conduit à renoncer à abroger l’Obamacare. Avec l’image de dur à cuire qu’il s’est forgée durant cette campagne, il sera probablement raillé lorsqu’il commencera à renoncer une à une à ses promesses les plus extravagantes. Lui le pourfendeur d’une classe politique sans scrupule ni valeur entrera-t-il dans l’histoire de son pays comme le champion du reniement ? On a quelques raisons de le penser, et pour tout dire, de l’espérer.

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