Faut-il encore innover ?

Si vous ne l’avez pas encore fait, vous devriez lire le billet « We don’t need no innovation » d’Alexandre Delaigue. Le propos est assez simple, mais très iconoclaste : on en fait trop avec l’innovation. Dans la lignée de Robert Gordon, l’auteur nous rappelle que les innovations les plus récentes sont les moins utiles. Cessons donc de réclamer à cor et à cri des entreprises innovantes, des pédagogies innovantes, des politiques innovantes. Contentons-nous de bien faire ce qu’on sait déjà faire et de maintenir en bon état nos moyens de production, d’éventuelles innovations naîtrons par hasard de ces opérations de maintenance.

Toutes les modes finissent par être agaçantes, la passion pour l’innovation n’échappe pas à la règle. Comme Alexandre Delaigue, je préfèrerais que les universitaires soient au moins un peu évalués sur la qualité de leurs cours (ce qui n’est pas du tout le cas actuellement) plutôt que sur le caractère innovant de leur pédagogie (filmer son cours sur sa gopro plutôt que de le faire face à des étudiants) ou sur leur capacité à couper en morceau les résultats de leur dernière recherche pour en tirer 3 articles au lieu d’un seul.

Il y a quand même quelques objections.

1- AD nous rappelle que, d’après le modèle de Solow, un pays riche consacre l’essentiel de ses investissements à entretenir les équipements existants, et non à en créer de nouveaux. C’est vrai, mais selon le même modèle, en l’absence d’innovation depuis la révolution industrielle, nous aurions un revenu par habitant environ 10 fois inférieur à ce qu’il est. Grâce à l’innovation, les pays qui étaient déjà riches au 19ème siècle n’ont pas cessé d’accumuler de nouveaux moyens de production, largement au-delà de la maintenance de l’existant.

2- Lorsque les efforts de recherche sont moins efficaces (parce que les meilleures idées ont déjà été inventées), faut-il faire moins d’efforts (parce qu’ils sont moins rentables), ou faut-il en faire plus (parce qu’on accepte mal de voir diminuer le rythme du progrès technique) ? Je présume que le lien entre efficacité de la recherche et effort optimal a la forme d’une courbe en cloche. Si les idées tombent du ciel, inutile de faire trop d’efforts, le progrès est presque gratuit. Si, au contraire, quels que soient les efforts fournis, aucune idée nouvelle ne peut plus être découverte, alors autant laisser tomber la recherche et se consacrer à la production de ce qu’on sait déjà faire. Entre les deux, il doit exister une valeur critique de la productivité des activités de recherche au-delà de laquelle il est pertinent de faire plus d’efforts lorsque ces efforts sont moins efficaces. Je suis, hélas, convaincu que les efforts de la recherche sont moins efficaces aujourd’hui qu’il y a 100 ans, mais je ne suis pas sûr que l’on ait déjà franchi cette valeur critique, qui légitimerait une baisse des efforts de recherche.

3- Ce qui me fait penser que cette valeur critique n’a pas encore été franchie, c’est que j’imagine assez facilement de quelle manière des innovations incrémentales fondées sur des technologies déjà connues pourraient rendre caduques grand nombre d’activités jusqu’ici exercées par des hommes, ce qui est, dans une perspective Schumpeterienne, le moteur de la croissance : chauffeur, caissier, jardinier, agent d’entretien, comptable, maçon, secrétaire, manutentionnaire… Les robots, intelligences artificielles, imprimantes 3d et autres techniques qui, à défaut d’être récentes, sont en tout cas en progrès constants, pourraient permettre de remplacer les hommes dans ce que ces tâches ont de plus mécanique. Certes, cette perspective a de quoi effrayer, en particulier pour ce qui concerne les capacités de reconversion des travailleurs les moins qualifiés. Mais ces craintes légitimes sont très différentes de celles liées à la fin du progrès technique. Et elles sont la contrepartie d’un enrichissement global rendu à nouveau possible par l’innovation.

4- Les véritables politiques de l’innovation ne sont pas nécessairement celles que l’on croit. Les crédits d’impôt ou les programmes ciblés de financement de la recherche sont au mieux de petits coups de pouce à l’innovation, au pire de simples campagnes de pub pour les dirigeants politiques qui les promeuvent. Pour ne pas parler de « l’esprit start-up » qu’il s’agirait s’insuffler aux futurs conseillers d’Etat ou aux caissières de Monoprix. A en croire la thèse défendue brillamment par Daron Acemoglu et James Robinson, ce qui fait la différence entre une société qui n’innove pas et une société qui innove, ce sont des institutions politiques et économiques inclusives : état de droit, protection des libertés individuelles, système éducatif ouvert, marchés ouverts… Cette thèse n’est certes pas consensuelle, et des recherches récentes pointent plutôt une causalité inverse. Le débat est loin d’être clos, mais une chose est sûre, c’est que renoncer à l’innovation, c’est accepter que la croissance ne provienne que de l’accumulation de facteurs de production. Et accepter cette idée peut être lourd de conséquences. Dans une société qui fait reposer son économie sur la simple accumulation du capital, les incitations à investir peuvent être remplacées par une étatisation de l’investissement. Les principales activités économiques peuvent être confiées à des monopoles protégés par le pouvoir en place. Les rares innovateurs peuvent être dénoncés comme risquant de déstabiliser l’ordre social. On peut exproprier sans risque. L’éducation ne sert qu’à reproduire les catégories sociales à l’identique. Enfin la répartition des richesses devient la seule façon de s’enrichir, ce qui est propice soit à la généralisation des conflits, soit à un contrôle accru de l’Etat sur ses administrés pour maintenir la stabilité par la force.

L’histoire récente nous invite à considérer avec prudence les vertus de l’innovation. Les figures de Carlos Slim et de Vladimir Poutine devraient nous faire considérer avec plus de méfiance encore les sociétés qui renoncent à l’innovation.

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