Le sommet Européen du 26 Octobre s’est conclu par l’adoption d’une déclaration dont voici le texte. Concernant le problème de solvabilité de certains états membres, cette déclaration comporte des éléments qui ont largement été rendus publics (voir, par exemple, cette présentation de l’Expansion). Tout au plus pourra-t-on s’étonner que la déclaration officielle ne soit pas beaucoup plus précise que certains compte-rendus journalistiques. En revanche, en ce qui concerne la crise économique, et le fait qu’elle touche avec plus de vigueur certains pays que d’autres, la déclaration ne contient qu’un mélange de pensée magique et d’erreurs de diagnostic.
Clarifions bien les choses pour éviter les malentendus. Que faut-il pour qu’un pays soit prospère ? La réponse à cette question tient en deux points, qui concernent deux champs relativement séparés de la macroéconomie : 1) il faut qu’il ait des capacités de production importantes 2) il faut qu’il les utilise. Le problème de l’accord européen, c’est qu’il n’évoque la croissance qu’en de vagues termes relevant du point 1), alors que le problème provient du point 2).
L’importance relative de ces deux points dépend de l’horizon temporel auquel on se situe. A long terme, c’est le point 1) qui compte. Et de ce fait, c’est le plus important. Si un jeune couple s’interroge sur le niveau de vie qu’aura son nouveau-né dans 50 ans, alors il doit s’interroger sur ce que seront les capacités de production de son pays d’ici là. Ces capacités de production dépendent de quelques facteurs abondamment étudiés par les économistes de la croissance. Pour l’essentiel : taux d’investissement élevé, taux de scolarité élevé, recherche féconde, ouverture commerciale.
A long terme, seules comptent les capacités de production, car même des fluctuations de 10 ou 15 points de leur taux d’utilisation pèsent peu par rapport à leur augmentation. Pour vous en convaincre, gardez en tête le fait qu’une croissance de 2% par an pendant 50 ans correspond à une augmentation de 170%, tandis qu’une croissance de 3% par an pendant la même période correspond à une augmentation de 338%.
Pour vous en convaincre, également, regardez ce graphique qui représente l’évolution à long terme du PIB Français en millions de dollars constants de l’an 2000:

On voit bien que les petites fluctuations à court terme du PIB pèsent peu par rapport à la tendance de long terme qui est portée par l’accroissement des capacités de production (via l’épargne, l’éducation, le progrès technique…). Je préfère sans ambiguïté vivre dans un pays riche qui n’utilise que 75% de ses (fortes) capacités de production à cause d’une crise que dans un pays pauvre qui utilise 95% de ses (faibles) capacités de production.
A court terme, les priorités s’inversent, et le point 2) devient le plus important. Pourquoi ? Parce que sur 2 ou 3 ans, l’augmentation à un rythme annuel de 2% ou 3% pèse peu par rapport à un taux d’utilisation des capacités de production qui, en temps de crise, peut chuter de 10%. Dans le graphique suivant, je zoome sur le PIB de la France de 1926 à 1939 :

L’évolution à court terme ne ressemble décidément pas à celle connue à long terme. C’est d’ailleurs pour cette raison que la macroéconomie à court terme n’utilise pas les mêmes modèles que la macroéconomie à long terme (à quelques exceptions peu convaincantes près).
Ce graphique montre que le PIB français est passé de 195 à 165 milliards de Dollars de 1929 à 1932, soit une perte de 15,3% en 3 ans. Personne ne peut raisonnablement penser que cette diminution puisse être entièrement due, voire même majoritairement due, à une baisse des capacités de production.
Ici, il n’est pas question de technologie, de formation des travailleurs ou de modernité de l’appareil productif, mais de demande : une crise de ce type est un problème de coordination, qui fait que l’on pourrait produire plus de richesses si davantage de travailleurs avaient un emploi, mais on ne les emploie pas car la demande est insuffisante, et la demande est insuffisante car on ne les emploie pas.
Et ce genre de situations appelle des réponses appropriées, qui prennent généralement la forme d’un accroissement de la masse monétaire et/ou d’un accroissement des dépenses publiques.
La crise économique de la Grèce correspond exactement à ce genre de situations : l’appareil productif grec est capable de produire plus de richesse qu’il n’en produit actuellement. Il « suffirait » pour cela que les 400’000 nouveaux chômeurs grecs depuis 2008 retrouvent un emploi. Que faire pour cela ? J’évoquais récemment deux solutions : une monétisation de la dette grecque par la BCE permettant un ré-endettement (plus modeste bien sûr) de l’Etat grec afin de financer un plan de relance, ou un retrait de la Grèce de la zone Euro afin de retrouver une politique monétaire. On aurait pu en mentionner d’autres : un plan de relance directement financé par les autres pays européens (je doute qu’ils y tiennent) ; une vaste négociation avec les syndicats et les entreprises pour baisser à la fois les prix et les salaires, afin de stimuler les exportations (ou les visites de touristes, ce qui revient au même) ; ou, tout simplement, ne rien faire, car les crises de la demande ne durent pas éternellement, les problèmes de coordination finissent par se résoudre via des ajustements des prix. Le problème de la dernière solution est que ça peut durer de longues années.
Les leaders européens semblent pourtant avoir choisi cette dernière option, puisque leur déclaration commune ne dit rien sur ce qui permettrait d’accroître le taux d’utilisation des capacités de production.
En revanche, conscients qu’il existe bel et bien un problème de croissance, ils se contentent d’évoquer des pistes qui, au mieux, relèvent de la question des capacités de productions. Comme si accroître des capacités de production était une urgence au moment où les capacités existantes sont sous-utilisées.
Extraits :
D’abord un effet d’annonce :
« La stratégie que nous avons mise en place comprend des efforts déterminés qui visent à assurer l’assainissement budgétaire, à soutenir les pays en difficulté et à renforcer la gouvernance de la zone euro, ouvrant ainsi la voie à un approfondissement de l’intégration économique entre nous et à une stratégie ambitieuse pour la croissance. «
on va voir ce qu’on va voir.
« Nous soutenons pleinement la BCE dans son action visant à maintenir la stabilité des prix dans la zone euro. »
Ça, c’est juste pour être sûr qu’on ne risque pas de faire appel à la BCE comme prêteur en dernier ressort. Donc si le point 2) mentionné plus haut avait quelque importance dans la situation actuelle, il ne faudrait pas compter sur la BCE pour donner un coup de main, même à l’échelle de la zone Euro (alors la Grèce, vous pensez bien…)
« Des finances publiques viables et des réformes structurelles au service de la croissance «
C’est une rubrique entière dévouée au service de la croissance. voyons ce que ça contient.
« Nous réaffirmons que nous sommes pleinement résolus (…) à orienter les dépenses publiques vers les secteurs de croissance. »
ça ne mange pas de pain.
« Tous les États membres de la zone euro sont fermement déterminés à poursuivre leur politique d’assainissement budgétaire et leurs réformes structurelles. »
y compris les pays AAA qui préfèrent prendre le risque de replonger en récession plutôt que de perdre un A.
Sur l’Espagne :
« Des mesures supplémentaires sont nécessaires pour stimuler la croissance afin de réduire le taux de chômage, qui atteint un niveau inacceptable. Il convient notamment d’approfondir les modifications apportées au marché du travail en vue d’accroître la flexibilité au niveau des entreprises et de renforcer l’employabilité de la main-d’œuvre, tout en menant d’autres réformes destinées à renforcer la compétitivité, et notamment d’amplifier les réformes dans le secteur des services. »
Autrement dit, le marché du travail fonctionnait très bien en Espagne jusqu’à la crise, puis il s’est mis à moins bien fonctionner ce qui a déclenché la crise, il faut donc revenir au fonctionnement du marché du travail d’avant la crise pour mettre fin à la crise. Ça tombe sous le sens.
Pour l’Italie, même style de diagnostic :
« L’Italie mettra maintenant en œuvre les réformes structurelles proposées afin d’accroitre la compétitivité en réduisant l’excès de formalités administratives, en abolissant les tarifs minimaux dans les services professionnels et en poursuivant la libéralisation des services publics et des services d’intérêt général au niveau local. Nous notons que l’Italie est déterminée à réformer le droit du travail et en particulier les règles et les procédures en matière de licenciement et à réexaminer avant la fin de 2011 le système d’allocations chômage qui est actuellement morcelé, en tenant compte des contraintes budgétaires.
Nous prenons acte du projet de porter l’âge de la retraite à 67 ans d’ici 2026 et recommandons que le processus qui permettra d’atteindre cet objectif soit défini d’ici la fin de l’année. «
ou encore
« Nous approuvons l’intention qu’a l’Italie de réexaminer les programmes relevant des fonds structurels en redéfinissant l’ordre de priorité des projets et en privilégiant l’éducation, l’emploi, la stratégie numérique et les chemins de fer/les réseaux, l’objectif étant de créer des conditions plus propices pour renforcer la croissance et s’attaquer à la fracture régionale. »
Bref, tout cela concerne les capacités de production uniquement.
plus loin, sur la zone Euro en général :
« Une coordination pragmatique des politiques fiscales au sein de la zone euro est un élément nécessaire du renforcement de la coordination des politiques économiques en vue de favoriser l’assainissement budgétaire et la croissance économique« .
Essayez de prononcer cette phrase en omettant la partie en gras, et demandez-vous s’il manque vraiment quelque chose.
Et c’est tout ! Rien de spécifique sur la croissance en Grèce, qui semble n’être concernée que par son défaut partiel et la solidité de ses banques. Comme si, par magie, un défaut partiel allait résorber l’accroissement du chômage depuis 2008. Wishful thinking.
Si la gouvernance économique de l’Europe ne change pas et si les grecs tiennent vraiment à conserver l’Euro, ils auront intérêt à renouer avec leurs traditions les plus anciennes pour prendre la longueur de la crise avec philosophie.