Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se démènent pour sauver l’Euro. Si j’étais grec, pas sûr que je souhaiterais qu’ils y parviennent.
Pour comprendre ce point du vue, il faut commencer par bien formuler les problèmes. Concernant la Grèce, il y en a deux bien distincts, quoi qu’ils soient intimement liés l’un à l’autre : le premier est un problème de solvabilité de l’Etat Grec, le second est un problème de crise économique. Même s’il est difficile de parler d’un problème sans évoquer l’autre, il faut garder en tête qu’ils ne sont pas identiques.
Un Etat insolvable
Le problème de la solvabilité, en soi, est assez simple : l’Etat Grec ne peut pas payer sa dette, et ne peut donc plus lever de fonds à un taux d’intérêt raisonnable sur les marchés financiers. Le graphique suivant, tiré de données d’Eurostat, permet de se faire une idée de la situation :

En 2005, la dette publique représentait seulement une année de PIB, ce qui n’est certes pas mince, mais pas catastrophique. Le déficit primaire (c’est à dire hors charge de la dette) était inférieur à 1%. Mais le déficit incluant la charge de la dette dépassait les 5%, ce qui n’est guère favorable à la stabilité de la dette. 4 phénomènes font que la crise a considérablement aggravé la situation :
1- Pendant une crise, les dépenses publiques augmentent (prestations chômage…)
2- Pendant une crise, les recettes fiscales diminuent (car elles sont appuyées sur l’activité).
3- Pendant une crise, le PIB ralentit puis diminue, ce qui fait baisser le dénominateur dans le ratio dette/pib
4- Quand les prêteurs (qui ne sont pas nécessairement des spéculateurs, mais simplement des gens qui s’inquiètent de savoir si leur argent sera remboursé) commencent à douter de la soutenabilité de la dette, ils prêtent moins volontiers, ce qui fait augmenter le taux d’intérêt, ce qui alourdit la charge de la dette.
On comprend bien que le point 4- peut être à l’origine d’un effet boule de neige particulièrement dévastateur, ce qui, par parenthèse, donne un argument aux partisans d’une rigueur budgétaire en temps ordinaires (c’est à dire hors récession) : un Etat faiblement endetté peut se permettre, exceptionnellement, lorsqu’une crise l’exige, de connaître deux ou trois années de déficit élevé sans craindre pour sa solvabilité.
Tout cela ne signifie pas que l’Etat grec soit irréprochable, qu’il n’y ait pas de difficulté à prélever l’impôt en Grèce, etc. Mais les circonstances n’aident pas, c’est le moins qu’on en puisse dire. (pour une présentation à plus long terme des déficits grecs, lire ce billet de Verel.)
La question est donc : comment organiser le défaut partiel de l’Etat grec ? Autrement dit : à quelle hauteur doit-il s’exercer ? Peut-on obtenir un consensus des créanciers ? Comment éviter de fragiliser les banques créancières ? Comment les recapitaliser ? Ces questions en entraînent d’autres, inévitables, telles que : comment faire fonctionner le Fonds Européen de Stabilité Financière ? La BCE pourra-t-elle le financer ? Comment éviter que d’autres pays ne profitent de ce fonds pour éviter de contrôler leurs déficits, etc.
Un pays en crise
Toutes ces questions, si intéressantes soient-elles, ne disent pas grand chose sur le deuxième grand problème de la Grèce : la crise. Toujours prises sur Eurostat, voici les données sur le chômage en Grèce depuis 2006 :

La situation grecque est la suivante : le nombre de chômeurs a été multiplié par deux en quelques trimestres. Et bien que les questions posées par les exécutifs français et allemand soient éminemment pertinentes, on comprend mal en quoi les réponses éventuellement trouvées pourraient de quelque manière apporter un début de solution à ce problème.
Rappelons les bases. Cette crise est une crise de la demande. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement qu’elle provient d’une diminution forte de la dépense agrégée. On peut suivre Scott Sumner, qui préconise (via econoclaste) de détecter l’évolution de la demande à travers le PIB nominal (et qui a été récemment approuvé en cela par Paul Krugman. J’en profite pour saluer cette convergence inespérée entre deux grands esprits). Voici ce que cela donne pour la Grèce :

En 2011, la dépense globale en Grèce est inférieure d’environ 25% à ce qu’elle serait si elle avait suivi la même évolution qu’entre 1995 et 2007. Il n’y a, en Grèce aucune poussée inflationniste :

Et le PIB réel diminue :

Bref, on est là dans un cas classique de crise de surproduction, version années 30. Mais sans new deal et sans politique monétaire.
Retour aux fondamentaux
Contrairement à ce que certains pourraient penser, il existe un vaste consensus chez les économistes pour prédire qu’une chute aussi forte de la dépense nominale se traduit nécessairement par une contraction de l’activité et un accroissement du chômage (cf. par exemple, ce qu’en pensent les très conservateurs John Cochrane et Robert Barro, via toujours Scott Sumner). Et dans ces cas là, il existe fondamentalement deux types de remèdes :
1- Un stimulus budgétaire (accroissement des dépenses publiques et/ou diminution des prélèvements obligatoires)
2- Un stimulus monétaire (création de liquidités par la banque centrale)
Tant que la Grèce appartient à la zone Euro, le stimulus monétaire est tout simplement impossible. Il faudrait, pour qu’il soit mis en œuvre par la BCE, que l’ensemble des pays de la zone soient dans la même situation que la Grèce. Tant que ça n’est pas le cas, un tel stimulus est impossible car les pays qui vont mieux que la Grèce, Allemagne en tête, prétendront (non sans raison) qu’un tel stimulus aurait des dérives inflationnistes chez eux. On touche là du doigt ce qui définit une zone monétaire optimale, ou plutôt, par contraste, une zone monétaire non optimale : lorsque des pays différents ont des conjonctures différentes, il leur est difficile de partager la même politique monétaire : celui dont la conjoncture est bonne préfère une politique monétaire rigoureuse, afin d’éviter l’inflation, tandis que l’autre réclamera une politique plus accommodante pour relancer l’activité. Aucune politique monétaire ne peut satisfaire les deux simultanément. La zone Euro serait une zone monétaire optimale si les chômeurs Grecs avaient massivement migré en Allemagne pour trouver un emploi, et si la reprise Allemande avait stimulé les importation germaniques en provenance de Grèce, de manière à relancer l’activité hellénique. Manifestement, rien de cela ne s’est produit.
Quant au stimulus budgétaire, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que les plans de sauvetage de la Grèce ont précisément pour objet de baisser la dépense publique et d’accroître les prélèvements obligatoires, ce qui constitue, précisément, l’inverse d’un stimulus. Peut-on d’ailleurs en faire le reproche à Sarkozy et Merkel ? On comprendrait mal qu’ils se mobilisent pour annuler 50% de la dette Grecque, et qu’ils demandent en même temps à la Grèce de se ré-endetter à la même vitesse. Pourtant, le résultat du premier plan de sauvetage a déjà été une contraction accélérée de l’activité, et finalement une aggravation du problème de l’endettement. Si, comme le souhaite le couple franco-allemand, le déficit public est ramené de 10% à 5% du PIB en 2012, cela constituera un contre-stimulus de 5 points de PIB, alors qu’il faudrait un stimulus d’au moins autant pour commencer à combler l’écart entre le PIB potentiel et le PIB effectif.
Un salut dans l’Euro, mais peu crédible
Est-ce à dire qu’il n’est point de salut pour la Grèce dans l’Euro ? Pas tout-à-fait. Il existe bien une solution théorique, mais elle semble politiquement totalement irréaliste. Il s’agirait d’autoriser la BCE à racheter la totalité de la dette grecque sur une dizaine d’années et à ne pas se faire rembourser. Dit comme ça, ça peut sembler extrême. Ca ne l’est pas tant que ça. La dette Grecque représente environ 300 milliards d’euros, le PIB de la zone Euro environ 9000. Le ratio est donc d’environ 3,33%. Les choses sont un peut plus délicates lorsqu’on rapporte la dette grecque à la base monétaire, c’est à dire aux moyens de paiement émis par la BCE, qui sont de l’ordre de 1000 milliards d’Euros. Mais rachetée sur 10 ans, cela représenterait de l’ordre de 3% de la base monétaire par an, soit une somme pas si terrible.
Certains s’effraieront peut-être de ce que cela conduise la BCE à la faillite, ce à quoi on peut répondre que la BCE peut difficilement faire faillite. Une banque fait faillite lorsque son actif ne lui permet pas de rembourser ses dettes. La BCE pourra toujours rembourser ses dettes, du moins libellées en Euro, puisqu’elle crée l’Euro. C’est son privilège !
Cette monétisation totale de la dette grecque, accompagnée d’un plan crédible de stabilisation des dépenses de fonctionnement, permettraient à l’Etat de se ré-endetter un peu, sur deux ou trois ans, afin de mettre en œuvre de vastes programmes d’investissement temporaires. Si le plan est suffisamment crédible, le financement pourra se faire à des taux d’intérêt raisonnables.
Soyons sincère, ce que je viens d’écrire me brûle les doigts. Monétiser une dette pour se ré-endetter, c’est ce qui définit le populisme macroéconomique, c’est ce qui est à l’origine de toutes les crises d’hyper inflation que le monde ait connues, et c’est aux antipodes de ce que je considère d’ordinaire comme une bonne politique économique. Mais pour être clair, la gravité de la situation fait qu’il n’y a que de mauvaises solutions. Et celle qui consiste à laisser la Grèce s’enfoncer sans plan de relance ni stimulus monétaire ne me paraît pas être la moins mauvaise.
Ce qui m’effraie dans une solution de ce type, ça n’est pas tant directement l’hyperinflation liée à la monétisation, car les ordres de grandeurs ne sont pas si effrayant, mais c’est les dérives qu’elle ne manquerait pas de susciter de la part des autres pays lourdement endettés de la zone, qui pourraient être tentés de suivre l’exemple. Et l’Italie, c’est plus grand que la Grèce.
Autre problème, plus fondamental, de cette solution : elle maintient la Grèce dans une zone monétaire qui la prive de politique monétaire, et dont on a vu qu’elle n’avait rien d’optimal.
La Drachme, c’est la fin de l’étalon-or
L’autre solution consiste donc, pour la Grèce, à retrouver une politique monétaire, en retournant à la Drachme. Cette solution est systématiquement balayée d’un revers de main par tous les gens sérieux, au prétexte suivant : la Drachme serait instantanément dévaluée, et la dette étant libellée en Euro, son poids exploserait exprimée en Drachme.
Cet argument ignore simplement le fait que si l’on peut imposer aux créanciers de l’Etat grec de perdre 50% de la valeur de leur créance, on peut tout aussi bien leur imposer un changement de la devise de leur créance. Je ne dis pas que c’est facile, mais ça ne semble pas beaucoup plus difficile que de faire accepter un défaut.
A quoi pourrait ressembler un tel scenario ?
Soyons clairs : pas à un rêve. Mais encore une fois quand il n’y a que de mauvaises solutions…
L’Etat grec annonce, brutalement, que tous les contrats libellés entre grecs en Euro seront désormais libellés en Drachme, sur une base de 1 drachme = 1 euro, que la dette publique grecque libellée en euros sera dorénavant libellée en Drachme sur la même base. Pour les autres contrats entre Grecs et non Grecs libellés en euro… il faut voir (peut-être les conserver en euro avec possibilité de renégociation…).
La Banque centrale grecque se voit dotée d’un status provisoire lui permettant de racheter massivement de la dette publique, ce qui lui permet de créer les premières unités de la Drachme. Bien sûr, elle en crée plus que ce qu’il faudrait pour assurer la stabilité des prix. Cette politique permet d’ancrer une anticipation d’inflation assez forte pendant trois ou quatre ans, ce qui entraîne : 1) une dévaluation de la Drachme qui permet de stimuler les exportations grecques, 2) une diminution du taux d’intérêt réel ce qui stimule l’investissement. 3) Une diminution de la valeur réelle de la dette, ce qui est une façon de faire partiellement défaut sans faire vraiment défaut.
La politique monétaire présente un énorme avantage sur la budgétaire : elle n’implique pas de dérive des dépenses publiques. Par conséquent, un tel plan pourrait être mis en œuvre sans que l’Etat grec ne renoue avec les dérives passées. Je ne dis pas que, dans l’éventualité d’une mise en œuvre d’un tel plan, l’État grec deviendrait brutalement vertueux au plan fiscal, je dis juste que la rigueur ne serait, dans ce cas, pas incompatible avec l’efficacité d’un stimulus monétaire.
Il va de soi qu’un tel scenario comporte la menace d’une dérive inflationniste, qui serait de nature à fâcher les grecs tout autant que le chômage actuel. Mais, d’une part, ça n’est pas certain et peut être évité, d’autre part, l’histoire montre que l’inflation excessive peut être efficacement combattue, au prix de petites crises passagères.
Je ne doute pas que ce message suscitera des réactions indignées, de gens pensant que je suis devenu hérétique. Je demande par avance à ces gens de tenir compte de deux choses :
1- J’ai bien dit et répété qu’il n’y avait, face à la gravité de la situation, que de mauvaises solutions, celle défendue ici en fait partie.
2- L’histoire connait un autre épisode célèbre de pays empêtrés dans une crise obtenant de bons résultats en retrouvant une politique monétaire : c’est l’abandon de l’étalon or au début des années, 30, annoncé à juste titre par Keynes comme une bonne nouvelle.