Révolution fiscale

Les offensives médiatiques sur de grandes questions économiques émanent rarement de chercheurs qualifiés, connaissant à fond le sujet dont ils parlent. L’opus de Landais (d’écopublix), Piketty et Saez, « Pour une révolution fiscale, Un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle » fait office d’exception. Ne boudons pas notre plaisir.

En moins de 150 pages, les trois économistes, spécialistes de fiscalité et de distribution des revenus, réussissent à nous passionner pour un sujet aussi à priori rébarbatif que les impôts en France. Pour résumer ce que m’inspire leur travail, je dirai :

1- Ce livre est remarquable au plan didactique.

2- Le projet de réforme des auteurs est particulièrement stimulant.

3- Il existe malgré tout des raisons d’être réservé sur ce projet…

4- …mais au fond peu importe : ce livre est un outil indispensable à toute personne voulant réfléchir sur la fiscalité française.

Allons-y.

1- Ce livre est remarquable au plan didactique.

Si vous pensez que les dépenses publiques sont financées essentiellement par l’impôt sur le revenu, qu’au-delà de 70’000 euros de revenus annuels, on paye 40% d’impôts sur le revenu, que la CSG est une petite taxe insignifiante, que les pauvres ne paient pas d’impôts, ou que l’industrie française appartient aux fonds de pension californiens, alors la lecture de ce livre vous est très vivement conseillée. 

Résumons. D’abord les ordres de grandeurs. La France a un revenu national de 33’300€ par an et par adulte, soit 2800€ par mois. Kezaco ? Le revenu national, c’est le Produit Intérieur Brut, moins les amortissements (plus les transferts nets de revenus de l’étranger, mais c’est négligeable), c’est à dire moins la dépréciation de l’appareil productif. Une fois repeintes les façades détériorées, rafistolées les routes endommagées et remplacés les ordinateurs défectueux, il reste au français moyen 2800€ par mois pour consommer ou épargner. Enfin, il lui resterait cette somme si nous vivions dans un monde dépourvu de services publics. Si c’était le cas, nous devrions utiliser une partie de cet argent pour payer des écoles privées à nos enfants, des salaires aux chirurgiens qui nous opèrent, et des milices de quartier pour faire régner l’ordre public. Comme l’éducation, la santé et la police sont financées en grande partie par l’impôt, tout se passe comme si nous consacrions environ 700€ (un quart), sur ces 2800 de revenu national, à ces services publics fournis par l’État, et accessibles plus ou moins gratuitement aux usagers. Sur les 2100€ restant, l’État (au sens très général de : « les administrations publiques ») en prend encore 600, mais pour les redistribuer sous formes de pensions de retraite ou d’allocations chômage aux ménages. Par conséquent, le revenu disponible des ménages est bien de 2100€ par adulte, mais les prélèvements obligatoires s’élèvent à 1300€ soit 49% du revenu national (car on a fait des arrondis). 

Ces 2800€ proviennent à 75% de revenus du travail ou de revenus mixtes (comme le revenu de l’artisan qui rémunère tant son travail que son investissement dans son atelier), à 16% de revenus financiers et à 9% de revenus immobiliers.

Comment sont prélevés les 49% de prélèvements obligatoires ?

Charges sociales : 23%

TVA (et autres impôts indirects) :13%

Impôts sur le capital (Impôt sur les sociétés, ISF, taxe foncière, droit de successions) : 4%

CSG (Contribution Sociale Généralisée) : 6%

Voilà, on a donc 23+13+4+6=46%… mince, il manque quelque chose… ah oui !

Impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP) : 3%, le compte y est !

On notera opportunément l’importance des cotisations sociales et de la TVA, l’importance relative, également, de la CSG, et le caractère très marginal de l’IRPP, que l’on a peut-être tendance, symboliquement, à assimiler aux impôts.

Au-delà les ordres de grandeur, les auteurs s’intéressent à la distribution dans la population de ce fardeau fiscal (rappelons que Thomas Piketty est l’auteur de l’économie des inégalités). C’est sur ce point qu’ils présentent des résultats quelque peu iconoclastes. Qui a en tête les taux marginaux d’imposition de l’IRPP ne peut que penser que les plus riches s’acquittent d’un volume d’impôts plus important, en pourcentage, que les pauvres. C’est ce qu’on appelle la progressivité de l’impôt. Les auteurs montrent que cette progressivité ne s’applique que pour les classes populaires (les 50% les plus pauvres) et dans une moindre mesure pour les classes moyennes (les 40% situés au dessus des 50% les plus pauvres, et en dessous des 10% les plus riches). En revanche, dès lors qu’on entre chez les classes aisées (les 10% les plus riches), le taux moyen d’imposition tend à décroître continument à mesure que le revenu s’accroît.

Comment est-ce possible ? D’abord, les impôts progressifs, comme l’IRPP, l’ISF ou les droits de successions, ne représentent qu’une faible part des impôts totaux. Ensuite, les autres impôts, qui ne pas progressifs, n’ont pas tous comme assiette l’ensemble des revenus. Ainsi, les cotisations sociales sont prélevées sur les salaires. Si la part des salaires dans les revenus totaux des individus diminue lorsque les revenus augmentent (ce qui est le cas pour les hauts revenus), alors le rapport entre les cotisations sociales et le revenu total doit également diminuer lorsque le revenu augmente. Le graphique suivant, issu du livre et du site compagnon, décompose cette non-progressivité par type de prélèvement :

Les riches ont une part plus faible que les pauvres de revenus du travail, par conséquent, la part des prélèvements sur le travail est plus faible (effet régressif). La part de leur revenu qu’ils consomment est plus faible, ils payent donc une part plus faible de TVA (effet régressif). La part de revenu du capital dans leurs revenus totaux est plus élevée, ils payent donc plus d’impôt sur le capital (effet progressif). Au total, comme le taux des cotisations sociales est très élevé, l’effet régressif l’emporte sur l’effet progressif.

Si le seul intérêt de ce livre était de faire connaître au grand public ces ordres de grandeur, il constituerait déjà une grande contribution au débat public sur les impôts. Mais il y a plus dans ce livre. 

2- Le projet de réforme des auteurs est particulièrement stimulant.

Le projet central de « Pour une révolution fiscale » est de proposer une… révolution fiscale. Bon. Pas de quoi s’affoler. Il ne s’agit pas de pendre le dernier banquier avec les tripes du dernier patron. Plus simplement de rétablir une certaine progressivité dans les taux d’imposition totaux, ainsi qu’une certaine lisibilité dans la fiscalité sur le revenu. Les principes sont les suivants :

* Supprimer l’IRPP et la CSG, pour les remplacer par un impôt unique sur les revenus.

* Prélever cet impôt à la source.

* Supprimer toutes les niches.

* Exprimer le taux d’imposition en taux global, en abandonnant le système des tranches et des taux marginaux associés.

* Individualiser l’impôt, autrement dit, considérer chaque adulte comme un foyer fiscal indépendant, quel que soit son statut matrimonial, quitte à compenser autrement la charge liée à la garde des enfants.

* Calculer le barème de sorte que cet impôt rapporte autant (donc ni plus, ni moins, d’où le côté faiblement révolutionnaire de la proposition) que les deux impôts actuels.

* Et bien sûr : faire que ce barème augmente avec le revenu, afin de rétablir de la progressivité.

Quelques remarques sur ce projet :

Notons, pour commencer, le bien fondé de la fusion proposée de la CSG et de l’IRPP, ne fut-ce que parce qu’elle implique la disparition d’un impôt. Sur 100 français, je doute qu’un nombre important sachent ce qu’ils paient en CSG, ou que cet impôt rapporte deux fois plus à l’État que l’IRPP. Accroître la lisibilité du système fiscal fait partie des objectifs des auteurs, et cette proposition va clairement dans ce sens. Étant donné que les assiettes de ces deux impôts sont assez proches (la CSG a en fait une assiette un peu plus large), on ne comprend d’ailleurs pas bien qu’ils n’aient pas déjà été fusionnés.

Autre point qui suscite, en toute subjectivité, mon approbation la plus totale : l’individualisation de l’impôt. En raison de la progressivité de l’IRPP, les couples ayant des revenus inégaux paient moins d’impôts du simple fait qu’ils sont mariés (ou pacsés). Que l’État souhaite utiliser la fiscalité pour orienter les comportements économiques des citoyens passe, mais qu’ils subventionne des choix de vie intime me semble aller un peu au-delà de ce que je considère comme ses prérogatives légitimes. Car, ne nous y trompons pas, baisser les impôts pour les couples mariés à revenus inégaux revient à les accroître pour les célibataires, ou les couples ayant des revenus égaux. Les auteurs mentionnent un autre effet pervers du système : une femme travaillant provisoirement à mi-temps (pour élever ses enfants par exemple), et donc gagnant moins que son époux, a un taux marginal d’imposition plus élevé que si elle était célibataire. Ce système revient donc à pénaliser fiscalement la reprise d’un emploi à plein temps pour les femmes dans cette situation (ou les hommes bien sûr).

Que penser de la suppression des taux marginaux par tranche, au profit de taux globaux directement applicables ? Il est évident qu’elle rendrait, elle aussi, plus lisible le système fiscal. Ce qu’il faut préciser, et qui n’est expliqué qu’en trois lignes dans le livre (les trois dernières de la page 86), c’est qu’entre les seuils qu’ils proposent, la progression du taux d’imposition est linéaire. Bien des contribuables ne comprennent pas, dans le système actuel, que lorsqu’ils changent de tranche, le nouveau taux marginal ne s’applique qu’à la partie de leur revenu qui dépasse le seuil de la tranche. Le taux marginal d’imposition (c’est à dire le taux qui s’applique sur un euro de revenu supplémentaire) est constant au sein d’une tranche, puis change brutalement lorsque le revenu change de tranche. Ici, rien de tel : le taux marginal augmente progressivement. Par exemple, le taux proposé est de 10% pour un revenu mensuel de 2200€, et de 13% pour 5000€. Quel est le taux d’imposition total et marginal d’un individu gagnant 2500€ ? Réponse : soit R le revenu (compris entre ces deux bornes), le taux d’impôt est de 10%+(13%-10%)*(R-2200€)/(5000€-2200€). Donc, pour R=2500, l’impôt est de 10%+(13%-10%)*(2500€-2200€)/(5000€-2200€)=10,32%.

Pour le taux marginal, ça se complique un peu (alors que, pour le coup, c’est plus simple dans le système actuel). L’impôt payé est de R*(0.1+(0.13-0.1)*(R-2200€)/(5000€-2200€)), et donc l’impôt marginal est obtenu en dérivant cette expression par rapport à R, ce qui donne : (0.1+(0.13-0.1)*(R-2200€)/(5000€-2200€))+(0.13-0.1)*R/(5000€-2200€), soit pour R=2500€, un taux marginal de 12,68%. On voit là poindre une petite critique, bien que la section critique soit la suivante : ce qu’on gagne en lisibilité pour les taux globaux est nettement perdu pour ce qui concerne les taux marginaux. Or, ce sont bien les taux marginaux qui ont une influence sur les choix économiques, notamment sur l’offre de travail. Ce problème pourrait être réglé par la présentation d’une courbe des taux marginaux, permettant à chacun de se situer. Mais un autre problème vient du fait que les taux marginaux ne soient jamais constants : le taux d’imposition marginal ne s’applique que sur une augmentation… marginale du revenu.

Cela dit, dans la mesure où il est difficile de proposer un barème qui soit lisible à la fois pour les taux globaux et pour les taux marginaux, il faut bien choisir. Les taux marginaux sont les plus pertinents pour les choix économiques, les taux globaux sont plus pertinents pour réfléchir sur la contribution aux biens publics des différentes classes de revenus. Le choix des auteurs peut donc se justifier.

Un petit mot sur le prélèvement à la source : il ne s’agit pas là d’une mesure indispensable. La réforme proposée pourrait parfaitement être adoptée sans prélèvement à la source. Disons que ce type de prélèvement tend à rendre l’impôt plus indolore, donc pourquoi pas. Par contre, Il est nettement plus aisé d’effectuer un prélèvement à la source en présence d’un taux d’imposition constant (donc le même pour tout le monde), qu’avec un taux variable, qui obligerait l’entreprise à être en contact permanent avec l’administration fiscale. L’un dans l’autre, à titre personnel, j’incline quand même à être favorable au prélèvement à la source, car j’aime à penser que l’argent que me verse mon employeur en fin de mois est vraiment à moi.

Parlons enfin de ce qui semble être l’élément principal de la proposition aux yeux de Landais, Piketty et Saez : la progressivité. Selon leurs calculs, leur proposition rétablirait une progressivité de l’impôt, en faisant croître le taux d’imposition des contribuables les plus riches à 50%, contre 35% à 45% environ pour les 1% les plus riches. Cette progressivité, au demeurant, est assez limitée, car, en raison du poids important des cotisations sociales, toutes les catégories auront un taux d’imposition supérieur à 40% (ce qui est déjà le cas actuellement, en tout cas pour les adultes travaillant à au moins 80% du temps plein, qui est la population de référence étudiée). Le coup de génie des auteurs est que, selon eux, cette progressivité retrouvée fait que la réforme permet de diminuer la charge fiscale de 97% des contribuables. Il faudrait atteindre environ 7000€ mensuels de revenus bruts pour commencer à payer plus d’impôts dans le cadre de leur réforme. Les contribuables gagnant moins seraient tous au moins légèrement gagnants.

Au final, voici donc une réforme qui, si elle était adoptée, nous ferait bénéficier d’un système fiscal plus lisible, neutre au plan des recettes, qui ferait payer moins d’impôt à la quasi totalité de la population, au seul détriment des 3% les plus riches, qui ne seraient que ramenés à des taux d’imposition très légèrement supérieurs à ceux dont s’acquitte déjà le reste de la population. Le rêve.

Ceci dit…

3- Il existe malgré tout des raisons d’être réservé sur ce projet…

Citons-en trois.

La première réserve, peut être pas la plus significative, concerne le caractère soit naïf, soit très optimiste, de la proposition de supprimer toutes les niches fiscales. Notons qu’il ne s’agit pas là d’une critique interne de la proposition, mais d’une critique externe. Les auteurs proposent que dans les trois années suivant la mise en place de la réforme, aucune niche ne soit maintenue, et que soient éventuellement rétablies au terme de ce délai celles dont les promoteurs auront montré l’utilité sociale. Et dans ce cas, chaque réintroduction de niche devra entraîner un accroissement des taux de base, ce qui, selon eux, devrait limiter la faisabilité politique de ces réintroductions. Personnellement, bien que totalement non politologue, je ne crois absolument pas en ce scenario. Je doute qu’il y ait beaucoup d’hommes politiques qui ne souscrivent pas à l’idée que l’infinité de niches qui minent la fiscalité sur le revenu en France devraient disparaître. Si personne ne les fait disparaitre, c’est parce que la majorité de contribuables qui y gagneraient n’y gagneraient pas suffisamment pour défendre leur suppression, tandis que les minorités qui en bénéficient ont tellement à perdre qu’elle représentent une force importante de mobilisation politique. Pour ne citer que cet exemple, j’imagine très mal les journalistes accepter sans mot dire une suppression de leurs avantages fiscaux, et j’imagine tout aussi mal un élu accepter de se mettre à dos la corporation des journalistes.

Malheureusement, cette difficulté ne se pose pas uniquement pour les niches à proprement parler. La simple individualisation de l’impôt risque de susciter des protestations dans toutes les familles où seul un membre du couple perçoit un revenu. Dans ces cas, la hausse d’impôt pour le ménage concerné sera tellement substantielle qu’elle risque de ne pas passer comme une lettre à la poste.

La deuxième réserve concerne l’incidence fiscale, c’est à dire les effets négatifs des hausses d’impôts sur le comportement des catégories concernées. La question posée ici est celle d’un possible effet Laffer : l’accroissement du taux d’imposition n’est-il pas susceptible de réduire fortement l’assiette ? Landais, Piketty et Saez abordent, évidemment, cette question, sorte de tarte à la crème pour les économistes de la fiscalité. Les réponses qu’ils apportent sont intéressantes, mais un peu courtes à mon goût (elles vont de la page 98 à 100 du livre). ils nous invitent opportunément à distinguer plusieurs problèmes.

Le premier concerne l’effet des variations d’impôt sur l’offre de travail des actifs. Autrement dit, des actifs plus taxés ne risquent-ils pas de travailler moins ? Ce premier problème n’en est vraisemblablement pas un. D’une part, les économistes du travail savent qu’une hausse des impôts a des effets contradictoires sur l’offre de travail : un effet substitution – le travail rapporte moins, donc on peut à moindre coût substituer du loisir au travail, et un effet revenu – comme on est moins riche, on est incité à travailler davantage pour conserver son niveau de vie. D’autre part, comme la réforme est neutre sur les recettes fiscales, il y a des bénéficiaires à côté des perdants, et on peut penser que l’effet éventuellement négatif sur l’offre de travail des perdants sera compensée par l’effet positif sur l’offre de travail des gagnants.

Deuxième problème, celui des migrations de travailleurs et de capitaux, motivés par une fiscalité plus avantageuse à l’étranger. Sur cette question, les auteurs sont un peu rapides. Ils indiquent à raison que leur réforme ne concerne pas la fiscalité des entreprises, mais des personnes physiques et que donc les choix en matière d’investissements ne seront pas affectés. Concernant, en revanche, les migrations des personnes, les auteurs évacuent un peu rapidement la question, en mentionnant les exemples Danois et Espagnol, dont les réformes fiscales destinées à attirer les travailleurs immigrés auraient eu un succès net chez les footballeurs, mais plus difficile à estimer pour les autres travailleurs qualifiés. Le seul lien donné par les auteurs est celui d’un working paper montrant précisément l’importance des effets migratoires pour les footballeurs. J’avoue que je serai plus convaincu par un travail montrant qu’il n’y a pas d’effet significatif, plutôt qu’un travail montrant qu’il y en a bien un pour les footballers, suivi de l’assertion que cet effet sera vraisemblablement plus faible pour les autres métiers. Rappelons que les augmentations d’impôts prévues par la proposition concernent les personnes gagnant plus de 7000€ bruts par mois, c’est à dire des gens qui gagneront suffisamment pour se payer, en cas d’émigration, des allers-retours fréquents vers le cher pays de leur enfance. Ajoutons que l’on trouve en général dans ces niveaux de revenus des gens bien formés, souvent à l’aise dans le maniement des langues étrangères, ce qui peut faciliter leur expatriation. Gardons à l’esprit que l’accroissement des impôts préconisé pour le haut de la distribution des revenus est très substantiel. A ce titre, d’ailleurs, il pourrait servir d’expérience naturelle permettant de tirer des conclusions scientifiques sur la réaction des travailleurs les plus qualifiés face à une modification de la fiscalité. En attendant, je ne suis pas sûr de voir ce qui permet d’affirmer que l’impact serait négligeable.

Je ne suis pas en train de dire que je sais qu’un tel accroissement de la fiscalité des hauts revenus génèrerait le grand exode fiscal. Je dis juste que je n’en sais rien, que la question se pose, et que je ne trouve pas dans le livre d’éléments de réponse convaincants à cette question.

Troisième problème, celui de la défiscalisation frauduleuse au Liechtenstein ou en Suisse. Sur ce point, les auteurs sont encore plus rapides : c’est illégal. Certes, mais ça existe. Périodiquement, les responsables politiques haussent le ton, et expliquent que l’on va mettre un terme à ces pratiques. Avec quel succès ? Avec quel risque de voir réapparaître des paradis fiscaux lorsqu’on aura mis au pas les premiers ? Là encore, les réponses manquent. Et l’expérience grecque semble indiquer que la lutte contre l’évasion fiscale n’est pas un jeu d’enfants.

Venons-en à la troisième réserve, qui concerne un des arguments centraux du livre : le caractère régressif de la fiscalité en France. Cette régressivité est en fait en trompe l’œil, pour une raison que les auteurs expliquent d’ailleurs eux-même (de même qu’ils fournissent le graphique montrant ce caractère en trompe l’œil) : on a déjà dit que les charges sociales étaient pour beaucoup dans la régressivité de la fiscalité française. Or, il convient de distinguer deux types de cotisations sociales : les cotisations qui ouvrent des droits d’une part, celles qui financent des dépenses universelles de l’autre. Les cotisations qui ouvrent des droits sont les cotisations retraite et chômage. Elles représentent 13 vingt-troisièmes (13/23, soit environ 57%) des cotisations totales (cf p.43). Les autres financent la maladie, la famille, la formation, etc. Or seules ces dernières peuvent légitimement être considérées comme des impôts, c’est à dire comme finançant des prestations ouvertes à tous, indépendamment de la contribution de chacun. Les premières, au contraire, sont assimilables à de l’épargne forcée (pour ce qui concerne la retraite) ou à une assurance obligatoire (pour ce qui concerne le chômage). Dans les deux cas, les prestations sont proportionnelles au revenu, et comme les cotisations sont également proportionnelles au revenu, finalement les prestations sont proportionnelles aux cotisations. Obliger les travailleurs à prévoir leur retraite et à s’assurer contre la perte de leur emploi relève du paternalisme. C’est sans doute justifié, mais le fait que ces cotisations ouvrent des droits au cotisant en fait des dépenses d’une nature bien différente de celle des autres prélèvements obligatoires. Les riches épargnent assez spontanément, et certains s’assurent contre des baisses de revenus (par exemple, les propriétaires immobiliers ont des assurances contre les sinistres entrainant une perte de loyer). Si l’État les obligeait, par paternalisme, à épargner et à s’assurer, ça ne changerait pas grand chose à leur comportement, mais ça transformerait une partie de cette épargne et de ces cotisations en prélèvements obligatoires, de façon parfaitement artificielle.

On m’objectera que l’assurance chômage et la retraite ne sont pas des mécanismes purement individuels. Par exemple, la retraite ne tenant pas compte des différences d’espérance de vie à la retraite des différentes catégories de travailleurs, les ouvriers perçoivent moins, en proportion de leurs cotisations totales, que les cadres. Ce qui est injuste, mais on touche là à un problème du système de retraite en soi plutôt qu’à un problème fiscal. Thomas Piketty lui-même, avec Antoine Bozio, préconise l’adoption d’un système individualisé de cotisations retraites, qui permettrait de bonifier les cotisations des ouvriers pour tenir compte des différences d’espérance de vie. Il semble bien plus pertinent, en effet, de s’attaquer directement au fonctionnement du système de retraites, plutôt que de considérer que ces anomalies justifient qu’on considère les cotisations retraites comme des impôts comme les autres.

On peut ajouter à cela qu’en cas de déséquilibre des assurances sociales, la différence est comblée par l’Etat, si bien qu’une partie des impôts autres que les cotisations est en fait utilisée pour garantir les droits obtenus individuellement par les cotisants.

On l’aura compris, mon propos ici est de dire que la bonne mesure de la fiscalité, pour évaluer son caractère progressif, consiste à soustraire aux prélèvements obligatoires totaux la partie des cotisations sociales qui finance les retraites et le chômage. Cette soustraction peut être faite grâce au graphique de la page 120 du livre, auquel je me suis permis d’ajouter un trait rouge :

Au dessus de ce trait rouge se trouvent les cotisations retraite et chômage. En dessous figurent tous les autres prélèvements obligatoires. C’est donc ce trait rouge qui nous donne la mesure de la progressivité de la fiscalité française. Comme on le voit, avec cette mesure, la fiscalité est bien progressive pour les 99 premiers percentiles. Seul le dernier, qui compte les 1% de contribuables les plus riches, connaît une tendance à la regressivité de la fiscalité, tendance beaucoup moins nette que celle mesurée par la totalité des prélèvements, retraites et chômage inclus. Ce que suggère ce graphique, c’est que c’est bien la fiscalité sur le revenu (CSG+IRPP) qui est en cause pour la baisse des taux d’imposition des plus riches. Ceci s’explique par l’exclusion de l’IRPP d’une partie des revenus du patrimoine, liée à des abattements sur certains revenus mobiliers, ou l’exclusion des loyers fictifs que se versent à eux-même les propriétaires de leur logement (loyers fictifs, mais économie bien réelle !). Finalement, l’objectif d’accroître la progressivité du système serait atteint si le dernier percentile voyait son taux d’imposition global s’accroître jusqu’à 40%, au lieu de stagner un peu au-dessus des 30% actuellement. Cela pourrait être atteint, dans le cadre de la réforme proposée par les auteurs, par des taux d’imposition plus faibles que ceux qu’ils défendent, avec des conséquences mineures sur l’impôt des autres catégories. Comment le sais-je ? Simplement parce que j’utilise, sur le site compagnon, le magnifique simulateur de réforme fiscale, qui me permet de tester différents barèmes, avec impact sur les recettes publiques et sur les inégalités. Je vous invite à y simuler vos propres barèmes, mais à prendre avec précaution l’impact de vos barèmes sur les inégalités : celles-ci sont présentées en incluant toutes les cotisations sociales. Si vous admettez, avec moi, l’idée que les charges liées au chômage et aux retraites doivent être soustraites, alors gardez à l’esprit qu’elles représentent plus de la moitié des cotisations, et ne soyez pas intimidés par la sanction du logiciel « Le système que vous proposez est très régressif ».

4- …mais au fond peu importe : ce livre est un outil indispensable à toute personne voulant réfléchir sur la fiscalité française.

On l’aura compris, si le projet de réforme de Landais, Piketty et Saez était soumis en l’état à un référendum, je ne serais pas un défenseur acharné du « oui », à cause essentiellement des taux trop élevés pour le haut de la distribution (auquel je précise que je n’appartiens évidemment pas…). Mais finalement, est-ce bien important ? J’ai abordé la lecture de ce livre avec une connaissance assez rudimentaire du système fiscal français, et avec, en corolaire, assez peu d’idées. J’en sors avec une vision beaucoup plus précise de la réalité fiscale, et avec une obsession pour cette question qui ne me quitte pas depuis une semaine. D’ailleurs, et je vais là me laisser aller à une conjecture, je parierai que l’objectif des auteurs est moins de défendre bec et ongles une réforme en l’état, que de susciter ce genre de réflexions. A l’appui de cette conjecture, la page 95 du livre propose 4 projets alternatifs de réforme. La leur étant (assez habilement au demeurant) présentée comme la proposition centriste, s’y ajoutent une proposition « ultra-égalitaire », une proposition « de gauche » (plus progressive que la leur, ce qui suggère qu’eux sont centristes), une proposition « de droite », un peu moins progressive, et une proposition « ultra libérale » sous la forme d’une flat tax à taux unique de 13%. Ces 5 barèmes rapporteraient les mêmes recettes fiscales qu’actuellement. A l’appui de cette conjecture, également, le chapitre 3 du livre, qui est une collection d’idées concernant tous les points qui ne sont pas directement concernés par la réforme proposée (y compris la question du financement de la santé et de la famille par les cotisations sociales). Au fond, Landais, Piketty et Saez ne pensent certainement pas clore les discussions sur la fiscalité avec ce livre. Ils souhaitent qu’elles s’ouvrent. Et la meilleure façon de les ouvrir est peut-être de montrer à quoi pourrait ressembler un projet concret, avec un chiffrage précis. Le propos du livre n’est pas tant « voilà la réforme du siècle », mais plutôt « ne voyez-vous pas que la fiscalité française est incompréhensible et régressive ? ». Les auteurs anticipent l’objection « mais que voulez-vous y faire ? » par l’illustration qu’on peut, en la matière, faire des propositions à la fois concrètes et ambitieuses. 

Faites-en l’expérience, se confronter à cette proposition en lisant le livre ne peut que susciter la soif de formuler une contre-proposition. Et le simple fait de pousser le lecteur à réfléchir de la sorte à la fiscalité, en lui livrant tous les éléments factuels dont il a besoin pour nourrir sa réflexion, est en soi une prouesse, qui fait que je recommanderai vraisemblablement pendant des années la lecture de ce livre.

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