
La crise économique est l’occasion pour la profession des macro économistes de faire le point sur l’évolution de leur discipline depuis 30 ans. Pour être précis, il faut dire qu’on s’intéresse ici de façon exclusive à une branche de la macro économie : celle qui étudie les fluctuations de l’activité économique, avec, typiquement, une attention particulière portée sur le chômage et l’inflation. Narayana Kocherlakota, président de la fed de Minneapolis, a lancé le débat avec un article retraçant l’histoire récente de la discipline, qui peut se résumer par « on n’a pas trop mal bossé, même si on peut encore mieux faire ». Greg Mankiw, qui a contribué activement à cette branche de la recherche, a un avis plus mitigé, dont le shorter serait « on a eu des discussions passionantes au plan intellectuel, mais ça n’a pas servi à grand chose ». Plus radical, James Morley dénonce un échec. Paul Krugman aussi. Sans vouloir trancher, ce billet a pour objectif de montrer qu’une grande partie des débats actuels sur les politiques de sortie de crise auraient eu exactement la même teneur avec l’outillage intellectuel des années 70.
Pour comprendre les débats qui avaient cours en ces temps là, il faut s’appuyer sur un modèle, que l’on retrouve dans les manuels de macro aujourd’hui encore sous l’intitulé « AD-AS » (pour « Aggregate Demand – Aggregate Supply ») ou plus simplement « modèle de la synthèse ». Ce modèle constitue un raisonnement en deux étapes :
1- La première étape consiste à étudier les déterminants de la dépense nominale s’adressant aux entreprises du pays. Cette dépense correspond, par construction, au PIB nominal, c’est à dire au PIB à prix courants. Ce PIB nominal peut augmenter si les entreprises voient leur activité s’accroitre (ce qui est généralement une bonne chose), ou si le prix des produits qu’elle vendent s’accroit (ce qui n’est que de l’inflation). Si l’on appelle Y ce PIB nominal, P l’indice des prix et Q le PIB réel (c’est à dire un indice qui n’augmente que lorsque la production des entreprises augmente, et qui est insensible aux variations de prix), on peut écrire simplement Y=P*Q. Donc la première étape consiste à déterminer Y.
2- La seconde étape est celle qui, Y étant donné, « répartit » cette dépense nominale en un indice des prix et un PIB réel. Si, suite à une politique de relance (étudiée dans l’étape 1), Y augmente, l’étape 2 dira si cette augmentation de Y n’est que de l’inflation, où si elle correspond à un enrichissement réel. Puisqu’une augmentation de Q implique que les entreprises produisent davantage de biens et services, une augmentation de Q sera logiquement associée à une diminution du chômage.
Partant de là, que faut-il pour sortir de la crise ? Il faut qu’une politique donnée, appelons-là « truc », 1- augmente Y, 2- que cette augmentation de Y implique une augmentation de Q :
truc => Y (+) => Q (+)
Ce cadre simple permet de comprendre la position de personnes aussi différentes que Paul Krugman, Scott Sumner, Greg Mankiw et Casey Mulligan sur l’effet de ces deux types de politiques (ces « trucs ») que sont les politiques fiscales et les politiques monétaires.
Commençons par l’étape 1 : la détermination de la dépense nominale.
Celle-ci est constituée des dépenses de consommation (ou d’équipement) des ménages (C), des investissements des entreprises (I), de la dépense publique (G), et des excédents commerciaux (E). Y=C+I+G+E. Comment peut-on augmenter la dépense globale ?
Pour Paul Krugman, le plus keynésien des quatre, en temps ordinaires, la banque centrale pourrait diminuer son taux d’intérêt, afin d’encourager les entreprises à investir (I) (et les ménages à s’équiper (C)). Hélas, cette solution est inefficace dans la période actuelle car le taux d’intérêt de la banque centrale est déjà à 0 (on ne peut descendre en dessous), et si les entreprises n’investissent pas, c’est davantage faute de perspectives que pour des raison de coût du crédit. Cette situation est ce que Keynes appelait une « trappe à liquidité » : si vous donnez un billet de 100 euros à quelqu’un pendant ce type de périodes, il le gardera sous le matelas, sans accroître en rien la dépense nominale. La solution, alors, est de dépenser à la place des gens en augmentant G, la dépense publique. Dépenser est le moyen le plus direct d’augmenter la dépense ! Dans la logique keynesienne, cette dépense constituera un revenu supplémentaire pour des agents économiques, qui augmenteront à leur tour leur propre dépense privée (C). Certes, cette situation créera du déficit, mais puisque pendant une crise, les ménages sont réticents à consommer, l’argent disponible ne manquera pas pour acheter les obligations émises pas l’Etat pour financer ce déficit. Le contribuable devra rembourser, c’est entendu, mais il le fera plus tard, lorsque l’économie aura été consolidée par la relance.
Greg Mankiw est, lui aussi, un keynésien, mais d’un type plus conservateur que Krugman (un keynésien de droite, en somme). Il est également convaincu qu’un coup de pouce budgétaire est nécessaire, mais, rompant avec une vieille vue keynésienne, il préconise une diminution des taxes plutôt qu’une augmentation des dépenses. Cette diminution des taxes a pour objet d’augmenter la consommation (C). En général, les keynésiens préfèrent augmenter les dépenses, car 100% du déficit ainsi créé est dépensé. A contrario, une diminution de taxe peut être partiellement épargnée par ses bénéficiaires. Toutefois, pour Mankiw, la baisse des taxes est une bonne chose à long terme, et, selon lui, la hausse de la dépense publique peut conduire les ménages à consommer moins par peur des futures hausses d’impôt. Ainsi, il soutient que, paradoxalement, la baisse des taxes pourrait être plus efficace que la hausse des dépenses.
(Alberto Alesina, pour sa part, soutient que c’est une baisse des déficits qui pourrait accroitre la dépense globale, car les ménages plus confiants dépenseraient davantage, et les entreprises pourraient utiliser l’épargne des ménages (qui ne serait plus captée par la dette publique).)
Scott Sumner, qui est une sorte d’héritier de Milton Friedman, ne croit pas en la théorie de la trappe à liquidité. Craignant un endettement public excessif, il considère que la banque centrale a encore une marge d’action, même si son taux d’intérêt est déjà à 0. Mais alors que peut-elle faire ? D’abord, s’attaquer à d’autres taux d’intérêt. Après tout, le taux d’intérêt de la banque central n’est qu’un taux d’intérêt parmi d’autres. En général, la banque centrale espère, par ce taux, influencer le taux d’intérêt auquel les banques se prêtent de l’argent entre elles à court terme, et que ce dernier taux influence le taux auquel les ménages et les entreprises peuvent se financer à long terme. Selon Sumner, pour encourager l’investissement des entreprise et l’équipement des ménages, la banque centrale peut tout simplement acheter des obligations à long terme, émises par le secteur privé. Lorsque la banque centrale achète des obligations, elle crée la monnaie nécessaire à cet achat, donc, nul besoin de le financer. Mécaniquement, en achetant des obligations, la banque centrale fait monter leur cours, et donc baisser le taux d’intérêt correspondant. Elle peut également agir sur un autre de ses instruments : l’objectif d’inflation. Si la banque centrale s’engage à ce que, pendant plusieurs années, l’inflation soit de 4% au lieu de 2% (objectif actuel), alors le taux d’intérêt réel, qui est la différence entre le taux nominal et l’inflation, diminue. Cela devrait encourager l’investissement. De façon plus générale, Scott Sumner se rattache à une certaine lecture de la formule des échanges, qui stipule qu’il existe une relation de proportionnalité à peu près stable entre la masse monétaire et la dépense nominale. Donc, en augmentant la masse monétaire, la banque centrale devrait stimuler cette dépense nominale.
Casey Mulligan, enfin, dans la tradition la plus classique, défend l’idée que tout stimulus budgétaire sera compensé par une diminution de la consommation par les ménages, en prévision des hausses futures de la fiscalité. Quant à la politique monétaire, il n’en parle guère, mais on peut penser qu’il la croît très efficace pour stimuler la dépense globale, mais il ne s’y intéresse pas car, d’après sa lecture de la seconde étape, un tel stimulus ne peut être qu’inflationniste.
Venons-en donc à cette seconde étape. Là, les choses sont plus rapides, car on peut regrouper ces différents auteurs en deux camps : le premier regroupe Krugman, Mankiw et Sumner, et pense que dans le court terme, les prix sont rigides, tandis que Mulligan (ainsi que, par exemple, Edward Prescott) raisonne selon l’idée que les prix s’ajustent de manière à ce que, sur tous les marchés (notamment, ceux des biens et services et le marché du travail) l’offre soit égale à la demande. Appelons PR (pour Prix Rigides) le premier groupe, et PF (pour Prix Flexibles) le second.
D’où vient la crise, et comment la résorber ?
Pour les PR, la crise provient d’une diminution de la dépense globale, qui se traduit par une diminution de la production réelle. Selon quel mécanisme ? Le point de départ est évident : si aux entreprises d’un pays s’adresse une demande plus faible, elles produisent moins et donc emploient moins de travailleurs. Mais, selon un mécanisme classique, elles devraient diminuer leur prix de vente afin de pouvoir écouler davantage de marchandises. Le problème est que, ce faisant, elles diminuent leur marge, puisque leur coût de production est constant : en effet, les salaires sont rarement renégociés à la baisse. Les entreprises, dans cette situation, n’ont donc pas intérêt à maintenir constante leur capacité de production : elles licencient et ferment des usines.
En quoi un stimulus (qu’il passe par une intervention de la banque centrale, une hausse des dépenses publiques ou une baisse des taxes) permet-il de résoudre ce problème ? En apportant une demande supplémentaire aux entreprises, il permet à celles-ci de vendre davantage, d’augmenter leur prix de vente, de reconstituer leur marge (car les salaires n’augmenteront pas aussi vite), et donc d’être à nouveau incitées à augmenter leur cadence de production. Naturellement, cette histoire a une fin : si le stimulus perdure après la reprise, les entreprises se trouveront dans l’incapacité d’augmenter ces cadences, car tous les travailleurs du pays seront déjà au travail, toutes les usines fonctionneront déjà à plein régime. Ainsi, dans cette situation, la seule réponse possible à une demande en hausse est un accroissement des prix : de l’inflation.
En résumé, pour le camps PR, lorsque les facteurs de production sont sous-employés (chômage), l’impact de la dépense nominale est Y(+)=>Q(+), tandis que lorsque les facteurs de production sont déjà tous au travail (plein emploi), la relation est Y(+)=>P(+).
Pour le camps PF, en revanche, cette histoire ne tient pas la route. Elle présuppose que les travailleurs ne se rendent pas compte que, si leur salaire augmente moins vite que l’inflation, alors leur salaire réel diminue. D’après les PF, au contraire, il faut considérer que les agents économiques sont parfaitement au courant de l’existence des phénomènes déflationnistes et inflationnistes. Ainsi, on n’a pas de raison de penser que les salaires puissent ne pas évoluer dans le même sens que les prix. Dans ces conditions, les fluctuations de la dépense nominale n’ont aucun impact sur la production réelle : tout l’impact passe par le niveau général des prix. Mais alors, comment expliquer les fluctuations de l’activité réelle ? Selon cette école, la production réelle (Q) est entièrement déterminée par des facteurs réels : technologie, moyens de production, quantité de travail que les travailleurs souhaitent offrir sur le marché du travail, commerce international, etc. Toute fluctuation de l’activité réelle doit s’expliquer par une évolution dans ces facteurs réels. Ainsi, on expliquera volontiers, chez les PF, la grande dépression par des mesures protectionnistes empêchant l’économie de profiter pleinement des avantages comparatifs. Quant à la crise de 2008, elle s’explique par… la peur d’Obama. En effet, l’annonce par Obama de la création d’une assurance santé vaguement à l’Européenne aurait fait craindre aux travailleurs américains une augmentation des taxes de nature à rogner leur pouvoir d’achat : les nouveaux chômeurs américains ne seraient donc que des gens qui refusent de travailler pour l’État, et qui préfèrent bénéficier des allocations chômage et jouir de leur temps libre. (bon… personne n’a dit que c’était sensé être convainquant…)
Résumons : en nous appuyant sur un modèle qui existait déjà il y a 30 ans dans les manuels de macro économie, nous avons clairement décrit les oppositions qui s’expriment actuellement. La grosse opposition étant entre les PR, qui pensent que la dépense nominale compte, et les PF, qui pensent qu’elle ne compte pas. Pour les étudiants en macro, les premiers pensent que la courbe AS est penchée, les seconds qu’elle est verticale. Au sein des PR se manifeste la seconde opposition, entre les keynésiens qui pensent qu’en période de trappe à liquidité, la politique monétaire ne permet pas de booster la demande (pour les étudiants, courbe LM horizontale) et qu’il faut une relance budgétaire, et les monétaristes qui pensent au contraire que la politique monétaire est utile (courbe LM penchée).
Question : quelle partie des discussions actuelles ai-je oublié, qui n’aurait pu être comprise sans ce bon vieux modèle des seventies ? Les débats sur les difficultés causées à la Grèce et l’Espagne par l’Euro s’y inscrivent totalement : si ces pays avaient une monnaie propre, ils pourraient la dévaluer, ce qui rendrait leur production moins chère à l’exportation, et donc augmenterait E, l’excédant commercial (qui est une des composantes de la dépense nominale, dans la partie 1). La théorie des zones monétaires optimales est totalement une analyse en termes de demande globale – offre globale.
Dans cet article déjà mentionné dans le chapeau du billet, Greg Mankiw oppose la science, intellectuelle, théorique, à l’ingénierie, appliquée, pratique, et utile aux décideurs politiques. Selon lui, la macro économie, depuis 30 ans, a été le cadre de débats théoriques intéressants, mais n’a guère été utile au plan de l’ingénierie. Au terme de ce billet, on en viendrait presque à se demander ce qui a bien pu se dire de si intéressant dans le domaine théorique, qui aurait échappé aux commentateurs de l’an 2010.
Le gars qui m’a jadis initié à la macro s’appelait Malinvaud. Il avait fait un modèle avec 4 (quatre !) points d’équilibre. J’aimais bien, je trouvais ça original, voire un peu gonflé… Je me demande s’il ne résumait pas tout le reste.
Et je suis d’accord, la macro n’a guère progressé dans ses explications depuis les années 1970. J’interprète cette panne sèche de façon simple: avec la mondialisation, les agrégats ont définitivement perdu tout espoir d’endosser le rôle de variable réfutante. Il faut connaître les scénarios qu’ils racontent, bien sûr. Offre demande et tout ça. Mais il n’est guère nécessaire d’en savoir beaucoup plus que ce qu’en dit votre billet.
Si j’étais prof, j’orienterais mes élèves vers des trucs plus intéressants: l’économie géographique, les bulles, l’information… Et surtout, je veillerais à ce qu’ils aient (vraiment) saisi la fable ricardienne des avantages comparatifs, avec le drap et le vin… Les malentendus qu’elle suscite sont fascinants.
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