Contre l’utilitarisme ? Quel utilitarisme ?

Quand j’utilise une perceuse pour faire un trou, ce qui m’intéresse, c’est le trou. Je me fiche éperdument de la perceuse. Ce n’est pas très sympa, mais peu importe, une perceuse n’est pas un être humain. Certains, particulièrement cyniques, ne cultivent des relations d’amitié ou ne se livrent à des œuvres charitables que pour le bénéfice qu’ils pourraient en tirer. Dans le langage populaire, on qualifie parfois ces margoulins d’utilitaristes. Il s’agit d’une bien triste confusion. L’utilitarisme est un courant de pensée philosophique qui est étranger à ce cynisme. L’amalgame est bien compréhensible, car l’utilité, en règle générale, suggère une réduction de l’objet utile au statut d’instrument au service d’une finalité qui lui est extérieure. Que deux universitaires, invités lundi dernier sur France Culture, puissent vouer leur carrière à la lutte contre l’utilitarisme en faisant eux-même cette confusion, ça relève du hautement consternant. Ces universitaires, Jacques Dewitte et Jean-Louis Laville, sont proches d’un mouvement dont j’ai appris l’existence en écoutant l’émission, le MAUSS : Mouvement Anti Utilitariste dans les Sciences Sociales. Quiconque a vaguement entendu parler de Jeremy bentham, fondateur de la pensée utilitariste, ou de John Stuart Mill,
un de ses principaux représentants, ne peut que s’interroger sur l’intérêt que l’on peut bien trouver à vouloir vouer sa vie à lutter contre leurs idées. Les écoles de pensée ne manquent pas, en philosophie comme en science sociale, et il est bien naturel que des penseurs ne se reconnaissent pas dans toutes. Mais on a du mal à imaginer un mouvement anti-contractualiste, un mouvement anti-positiviste, un mouvement anti-postmoderne, anti-popperien, ou anti-thomiste. On peut, bien entendu, être anti-contractualiste, anti-positiviste, etc. Mais organiser un mouvement, éditer une revue, voués à la lutte contre une école de pensée particulière, est une étrange démarche. Les progrès de la pensée se font par le débat, par la réfutation, la critique. Un penseur comme Amartya Sen, à mon sens, a largement contribué à faire progresser la réflexion sur la justice sociale, précisément en s’opposant à l’utilitarisme. Mais il suffit de lire Sen pour comprendre ce qu’il peut y avoir d’absurde à créer un mouvement anti-utilitariste : il s’oppose à eux en discutant avec eux. Une discussion philosophique contient généralement des concessions, des marques de respect mutuel. Le résultat est que Sen propose un système de pensée qui rompt très clairement avec l’utilitarisme. Mais ce système de pensée est un résultat, non un point de départ. La question de départ est « qu’est ce que la justice ? ». La démarche consiste à se confronter, avec ouverture d’esprit et sens critique, aux réponses existantes, et à tenter de les dépasser.

Dans le cas des deux invités de France Culture, on est loin de cette démarche, pour une raison simple : les 40 minutes d’émission ont révélé qu’ils ignoraient tout de ce qu’est l’utilitarisme. La contradiction leur était apportée par Malik Bozzo-Rey, philosophe utilitariste lui-même, que l’on sentait relativement consterné par les propos des deux autres. Mais, finalement, les deux animateurs de l’émission, Julie Clarini et Brice Couturier, sont peut-être ceux qui ont le mieux souligné le décalage entre ce qu’est l’utilitarisme et ce qui était dénoncé par Dewitte et Laville.

Qu’est-ce que l’utilitarisme ? Il s’agit d’une doctrine selon laquelle les états de la sociétés doivent être évalués en fonction du niveau de bien-être qu’ils procurent à ses membres. L’objectif utilitariste est que le bien-être soit aussi grand que possible. Cependant, rares sont les politiques qui sont favorables à l’ensemble des membres d’une société. Comment, alors, comparer deux options qui sont, pour l’une, favorable à Pierre et Défavorable à Paul, et pour l’autre, favorable à Paul et défavorable à Pierre ? Pour les utilitaristes (pour les premiers d’entre eux en tout cas), il faut faire l’hypothèse que les bien-êtres de Pierre et Paul sont comparables. Ainsi, on peut imaginer une échelle de valeur commune qui permettrait de mesurer ce bien être. Dans ces conditions, le choix utilitariste est simple : si le passage de la première option à la seconde fait perdre « 2 » unités de bien être à Pierre et fait gagner « 5 » unités de bien-être à Paul, alors la seconde option doit être préférée à la première, car elle accroît le bien être global.

Ceci appelle plusieurs commentaires :

En premier lieu, il convient de se méfier d’une réaction initiale consistant à trouver ce point de vue particulièrement naïf. D’un certaine manière, il l’est, mais cela n’enlève pas grand chose à sa porté pratique. Exemple : que pensent les utilitaristes de la question épineuse de la taxation des hauts revenus ? Ils considèreront généralement que ces prélèvements privent d’une partie de leur revenu des personnes qui en ont tellement qu’elles ne retirent pas un grand bien être de ce qu’on leur prend. Si, en revanche, le produit de cette taxation est consacré à la lutte contre la pauvreté, alors elle constitue un accroissement du bien être social, puisque 100 euros donnés à un pauvre créent davantage de bien être que n’en détruit le fait de priver de ces 100 euros une personne très riche.

Deuxièmement, rien dans la définition de l’utilitarisme n’indique que la poursuite par chacun de son propre bien-être débouche nécessairement sur un bien être maximal pour la société. Des problèmes de coordination tels que la tragédie des communs montrent que cela peut tout à fait ne pas être le cas, et il suffit de connaître un tant soit peu l’économie qui s’inspire de l’utilitarisme pour savoir qu’elle attache une grande importance à ces cas où l’intérêt général n’est pas atteint par la poursuite par chacun de son propre intérêt. Nicholas Stern, par exemple, préconise une intervention publique pour diminuer très fortement les émissions de gaz à effet de serre en utilisant un argument rigoureusement utilitariste (et des calculs discutables, mais c’est un autre problème).

Troisièmement, et ça se pressent après ce que l’on vient de dire, c’est une erreur monumentale que d’associer utilitarisme et libéralisme (comme le suggère d’ailleurs Julie Clarini dans l’émission). Certes, les utilitaristes classiques se reconnaissent souvent dans la philosophie libérale. Mais les plus acharnés des libéraux non seulement ne sont pas utilitaristes, mais fondent leur doctrine en réaction frontale à l’utilitarisme. Ainsi, Robert Nozick, chef de file du mouvement libertarien, reproche à l’utilitarisme de se focaliser sur les conséquences des politiques (on parle de conséquentialisme), indépendamment de leur légitimité. Pour lui, un impôt, en tant qu’il est coercitif, s’apparente à du vol, et ne saurait être justifié par des considérations sur l’amélioration du bien être social. Cette confusion entre libéralisme et utilitarisme (illustrée par la phrase de JL Laville : « les utilitariste ou les libéraux, je sais pas comment ‘faut dire finalement ») en dit long sur le sérieux d’un mouvement qui dit se structurer autour de la lutte contre l’utilitarisme.

Quatrièmement, l’utilitarisme est davantage une théorie des finalités que des moyens. Ce point mérite peut être d’être nuancé : comme le disait Malik Bozzo-Rey, il est à la fois descriptif (les individus tendent à maximiser leur bien être) et normatif (il faut que le bien être soit le plus grand possible pour l’ensemble des individus). Mais ce qui est certain, c’est que, si l’on dissocie la fin et les moyens, on ne peut pas caractériser la pensée utilitariste par les moyens. Jean-Louis Laville, pendant l’émission, dénonçait le recours à des leviers financiers pour gérer l’aide à la personne. Passons sur le fait qu’on ne comprend pas trop ce qu’il entend par là (les associations d’aide à la personne sont-elles côtées en bourse ? Vendent-elles des parts de hedge funds aux personnes âgées qu’elles aident ? Sont-elles tributaires des finances publiques ? Mystère…). Selon lui, cette dérive a pour conséquence une grande souffrance des personnes aidées. Autrement dit, la critique porte sur des moyens (en l’occurrence des mystérieux leviers financiers), et s’appuie pour cela sur des conséquences (la souffrance des personnes). Ce faisant, cet anti-utilitariste se montre étonnamment utilitariste ! Il évalue l’efficacité de l’aide à la personne à l’aune de ses conséquences sur le bien être. La même confusion se manifeste quand il affirme, à juste titre, qu' »on ne gère pas une multinationale comme on gère une université ». Là encore, quel rapport avec une critique de l’utilitarisme ?
En réalité, la cible est peut-être la mode du managerialisme, dénoncée dans les stratégies absurdes, et la confusion vient sans doute du fait que cette mode semble obsédée par les incitations des individus. Mais, si la critique du managerialisme est souvent pertinente, dénigrer par principe toute théorie qui s’intéresse aux motivations et aux incitations des agents revient à rejeter des pans entier des sciences sociales, à commencer par le marxisme : la lutte des classes n’oppose-t-elle pas des groupes aux intérêts contradictoires motivés par la poursuite de leur intérêt ? Doit-on pour autant condamner Marx comme un vulgaire utilitariste ? Ce n’est manifestement pas ce que pensent les responsables du MAUSS, qui ont consacré à l’héritage intellectuel marxiste un recueil que je n’ai pas lu, mais dont la description laisse penser qu’ils sont un peu plus nuancés dans leur critique du marxisme que dans celle du l’utilitarisme (le quatrième de couverture reconnaît, doit-on le dire, des traits utilitaristes à Marx).

Cinquièmement, quand les utilitaristes parlent de bien être, ils ne parlent pas d’argent. JL Laville appelle de ses voeux une prise en compte de la « pluralité des motivations humaines ». Jacques Dewitte souligne l’importance de l’école, la culture, le plaisir du savoir pour le savoir. Invité à répondre, l’utilitariste Bozzo-Rey est un peu désemparé, réduit qu’il en est à énoncer que la culture et le savoir contribuent au bien être des hommes, et qu’à ce titre, les utilitaristes ont toutes les raisons de les apprécier. Faut-il dire qu’il est tellement plus facile d’être prolifique en répondant à une question pertinente…

Enfin, dernier point, mais certainement le plus important : l’utilitarisme n’a rien d’évident, a été l’objet de nombreuses critiques, et, pour ma part, je ne suis pas utilitariste, précisément parce que j’ai été convaincu par ces critiques. Ce qui est fascinant, c’est qu’aucune de ces critiques n’a été mentionnée dans cette émission pourtant consacrée à l’antiutilitarisme. J’ai déjà cité Nozick et Sen comme étant deux critiques de l’utilitarisme. J’ai dit que Nozick lui reprochait de ne pas s’intéresser à la légitimité de l’action publique. Sen, pour sa part, qui se revendique du conséquentialisme (donc, à la différence de Nozick), considère que le bien-être n’est pas le critère pertinent. Je m’appuierai sur un des ses arguments. Sen met en avant la résilience dont font preuve les individus, c’est à dire leur capacité d’adaptation à leur sort. Ainsi, une femme à qui on interdit de s’instruire ou de travailler pourra très bien se faire une raison, et mener une vie paisible et heureuse. Ainsi, un homme réduit à l’esclavage pourra, pour éviter la folie, se forcer à accepter son sort en se disant que, finalement, il n’est pas si détestable car au fond, il est logé, nourri et soigné. Pour Sen, se focaliser sur le bien être conduit à ne pas dénoncer l’injustice faite à cette femme et à cet esclave, et le fait qu’ils se soient fait une raison n’y change rien. Le critère pertinent n’est donc pas leur bien-être mais, selon Sen, la capacité effective qu’ils ont de mener leur vie comme ils l’entendent (les fameuses « capabilités » de Sen).

Ce genre de critiques fatales contre l’utilitarisme ne sont jamais évoquées par les invités de France Culture. Pourquoi ? Poser la question, c’est prendre le problème à l’envers. En réalité, la motivation de Laville et Dewitte n’est pas de critiquer l’utilitarisme, mais de venter les vertus de l’action désintéressée, du don, de l’action sociale. En soi, ce sujet est passionnant. Mais s’il l’est, c’est précisément parce qu’il pose la question de la motivation des agents. La motivation d’un trader est généralement de gagner beaucoup d’argent. Mais quid de la motivation d’un bénévole dans une association de lutte contre la faim ? Je vais me laisser aller à une conjecture. La véritable motivation du MAUSS est en fait de faire la promotion d’une sorte d’homme nouveau, un homogratisus, dont les motivations seraient entièrement altruistes, et qui serait la clé de voute d’un monde nouveau, duquel serait bannie toute forme d’égoïsme. Ainsi, le but de ce mouvement ne serait pas tant de faire progresser la connaissance en science sociale que de faire du prosélytisme pour un projet politique dans lequel ses membres fondent tous leurs espoirs. Les deux sont-ils incompatibles ? En l’espèce, il semblerait bien : je n’imagine pas que, lors de conférences au cours desquelles sont vantés les mérites de l’action désintéressée, des économistes, des sociologues, des psychologues, ne posent la question de savoir ce que sont les motivations sous-jacentes. S’agit-il d’empathie ? Je souffre de voir autrui souffrir. S’agit-il de s’acheter une bonne conscience pour des gens qui, dans la vie de tous les jours, font des choses qu’ils réprouvent par devoir professionnel ? S’agit-il de stratégies visant à se construire une bonne image ou un réseau social puissant ? Est-ce simplement sincère ? La réponse varie certainement selon les personnes, mais poser ces questions, c’est déjà douter de la pureté des comportements altruistes. Illustration avec ces propos de JL Laville :

« J’ai un peu regardé ce que disent les économistes sur les associations : selon eux, quand il n’y a pas d’intérêt financier, c’est qu’il y en a un autre, comme faire passer des idées ». Oh… ça c’est méchant ! Le MAUSS ne constitue-t-il pas un parfait contre exemple ? Alors plutôt que de chercher à répondre, mieux vaut dénoncer ce type d’interrogations comme relavant de la vulgarité, et comme le langage populaire fait de l’utilitarisme le comble de la vulgarité, autant les englober sous ce terme générique.

Finissons par ce moment de lucidité de JL Laville vers la fin de l’émission.

« j’avoue mon ignorance : je n’ai pas lu Bentham donc j’emploie le mot utilitarisme dans un sens général… »

On pourra juste regretter qu’il mette sur le compte du « sens général » ce qui n’est qu’une démonstration d’une paresse intellectuelle manifeste.

Un avis sur « Contre l’utilitarisme ? Quel utilitarisme ? »

  1. Joli billet d’humeur ! Le Mauss (j’ai vaguement entendu parler) ne se serait-il fondé que sur un débile procès d’intention ? C’est très possible. L’intention est après tout la chose qui se prête le plus volontiers à autrui…

    Mes souvenirs plaçaient surtout Rawls en tête des anti « fonction-objectif utilitariste » (avec son leximin). Et Nozick fustigeait certes la légitimité de l’action publique, mais plutôt pour la galerie (et ses soutiens, qui n’avaient que l’impot en tête). Sa critique de fond portait davatage sur l’hypothèse d’utilité « auto-centrée ».

    J’ai grand plaisir à lire vos billets. Mais si mes souvenirs vous ennuient, n’hésitez pas à m’en faire part…

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