Retraités américains ruinés par la crise

L’émission envoyé spécial proposait avant-hier un reportage poignant présentant des retraités américains en quête désespérée d’un emploi pour survivre. La raison : les travailleurs américains cotisent pour la retraite en investissant leur épargne en bourse. Or, la crise a fait chuter le cours des actions. Donc certains retraités sont ruinés, condamnés soit à travailler, soit à se contenter d’une pension misérable et de la charité publique pour survivre. 

On peut avoir deux lectures de ce reportage.

La première consiste à le prendre pour ce qu’il est : un témoignage. En effet, des gens faibles (car âgés) souffrent, en conséquence de l’argent qu’ils ont perdu lors de la crise financière. De ce point de vue là, le reportage est assez bon. Il fait entrer le téléspectateur en empathie avec la détresse de ces gens.

La seconde consiste à en tirer des enseignements généraux sur la bourse ou sur le système social américain. A cet égard, le reportage m’a paru critiquable, car il ne fournit pas les clés de lecture nécessaires pour passer de l’étude de quelques cas douloureux à une réflexion plus générale. En l’absence de ces clés, le téléspectateur est tenté de généraliser naïvement, en prenant des cas extrêmes pour le cas général : la bourse est un casino, à la moindre crise, des millions de retraités se retrouvent sans rien pour vivre. Il faut dire que le résumé du reportage (sur le site de l’émission) n’incite pas à prendre du recul :

Les fonds de pensions ont perdu près de 2 000 milliards de dollars aux Etats-Unis et des millions d’américains découvrent avec effroi qu’ils vivront plus vieux que leurs économies. A partir de 65 ans et au-delà, ils sont obligés de retrouver du travail, de repartir à zéro pour assurer leurs vieux jours…

Qui est désigné par le ils de la phrase « A partir de 65 ans et au-delà, ils sont obligés de retrouver du travail (…) » ? Des millions (combien ?) d’américains ? Des millions d’américains de plus de 65 ans ?

Les deux éléments qui manquent à ce reportage sont les suivants : 1) les ordres de grandeur et 2) une comparaison entre ces infortunes particulières et l’évolution du marché dans son ensemble.

Pour le premier point, je n’ai rien entendu dans le reportage qui permette de quantifier le phénomène des retraités ruinés (caveat : j’ai raté les cinq premières minutes…). Le seul élément que j’ai entendu est, après reportage, l’annonce du poids des retraités dans la population américaine, ce qui, convenons-en, n’a guère à voir avec le problème. Ce qu’on aurait eu envie d’entendre, c’est par exemple le pourcentage des retraités américains qui sont passés sous le seuil de pauvreté entre début 2007 et fin 2009. Ou, plus simplement, l’augmentation du nombre de retraités américains postulant pour un emploi sur cette période. 

Quant au second point, son absence fait perdre au journaliste l’occasion d’un bel exercice de pédagogie en matière d’investissement. Le graphique suivant représente l’évolution du S&P500 (un des principaux indices boursiers américains) entre 1990 et aujourd’hui.

On l’observe, entre son point culminant en 2007 et le creux du début 2009, la valeur de l’indice a été divisée par deux. On peut donc bien parler de ruine. (Pour être honnête, un graphique similaire a bien été présenté dans le reportage : il était sur l’écran d’un conseiller financier, avec une échelle trompeuse, laissant penser que l’effondrement était bien plus important. Le problème tient surtout au fait qu’il n’était pas commenté). Mais qui donc est concerné par cette ruine ? En fait, uniquement les investisseurs qui ont placé toute leur épargne en bourse au moment du pic, et qui l’ont retirée au creux de la vague. Certainement pas, par conséquent, des retraités qui auraient investi leur argent dans les actions du S&P500 régulièrement pendant leur vie active. Mais, même en admettant que tous ces retraités aient effectivement tout investi au pic et tout revendu au creux, comment se fait-il qu’ils aient pu perdre, comme c’est le cas de certains des protagonistes du reportage, jusqu’à 80% de leurs économie, quand l’indice n’a perdu que 50% de sa valeur ? C’est, à mon sens, sur cette question que les journalistes auraient dû insister, car c’est une question fondamentale. La réponse est simple : si confier ses économies au marché financier est risqué comme le montre le graphique, les investir en bourse en se croyant plus malin que le marché est nettement plus risqué.

Parler d’efficience des marchés financiers dans la conjoncture actuelle suscite bien des rires moqueurs. Mais rappelons que, dans son sens le plus étroit du terme, l’efficience des marchés financiers ne signifie rien d’autre que : you can’t beat the market. On a beau chercher, on n’a pas encore trouvé de technique d’investissement permettant, de manière durable, de gagner plus que le marché pris dans son ensemble, pour une prise de risque donnée. Pour un investisseur averse au risque (comme le sont vraisemblablement ces retraités qui comptent sur leur épargne pour vivre), le meilleur moyen d’investir en bourse est d’acheter « le marché », c’est à dire, concrètement, un peu de toutes les actions du S&P 500. Une autre façon d’acheter le marché est de confier son épargne à différents fonds (en France des SICAV ou FCP) dont la politique est de suivre l’évolution du marché financier. Concrètement, nombre d’américains cotisent auprès de fonds de pension, dont la politique est justement prudente et diversifiée. Ce document de l’OCDE, écrit en 2009, donc avant la remonté des cours, indique que les fonds de pension ont bel et bien souffert pendant la crise financière. Mais la perte moyenne en 2008 est de 23% pour les pays développés, 26% pour les USA (le record étant atteint par l’Irlande avec une perte de 37,5%, en raison d’une part des fonds investie en actions plus forte que dans les autres pays). Là encore, on est loin de l’image de retraités américains ayant tout perdu ou presque, et, rappelons-le, c’est un bilan tiré avant la remonté des cours.

Pourquoi faut-il diversifier ses investissements ? L’explication est la suivante. le risque associé à une action a deux composantes : une composante systémique et une composante spécifique. La composante systémique provient de l’effet d’entraînement qu’a le marché dans son ensemble sur chacun des titres qui le composent : quand le cac40 s’effondre, toutes les actions du cac40 ont tendance à s’effondrer. La composante spécifique, c’est le risque inhérent aux aléas de la vie d’une entreprise, indépendamment de la conjoncture. Une entreprise innove avec succès : son action va monter. Une autre perd des parts de marchés : son action va baisser. La diversification ne peut rien contre le risque systémique, mais elle peut faire disparaître le risque spécifique.

Supposons que vous deviez investir 100 euros, et qu’il existe une infinité d’actions »quitte ou double » : pour chacune de ses actions, il faut tirer à pile ou face. Pile, c’est la ruine, face, le doublement de la mise. Si vous placez vos 100 euros dans une seule de ces actions, en moyenne vous ne perdez rien, mais vous avez une chance sur deux d’être ruiné. Si vous placez 50 euros dans une action, 50 dans une autre, vous n’avez plus qu’une chance sur quatre d’être ruiné, une sur quatre de doubler votre mise, une sur deux de garder votre mise. Si vous placez 1 euros dans 100 actions différentes, la probabilité de tout perdre n’est plus que de 0.5^100 (« ^ » veut dire « puissance »), soit 0,00000000000000000000000000008%. Si vous poursuivez la diversification, par exemple en investissant 1 cent dans 10000 actions différentes, vos gains vont prendre l’allure d’une courbe en cloche centrée autour de 0.

Au-delà de l’intérêt de la diversification, il existe un autre argument favorable au fait d’investir dans le marché dans son ensemble : ça évite le boursicotage, activité hautement déconseillée. Boursicoter, c’est croire que parce que mon quotidien financier annonce de bonnes nouvelles dans le secteur de la distribution, il faut que je vende tout pour acheter massivement des actions du secteur de la distribution. Cette stratégie est vouée à l’échec car les informations sont intégrées si rapidement aux cours, que le temps que vous réagissiez, ceux-ci ont déjà augmenté, vous empêchant de profiter de la bonne nouvelle. Par contre, ça n’empêchera pas votre intermédiaire de récolter une belle commission dans l’opération, à votre détriment bien sûr.

En plus de la diversification, les spécialistes de la finance donnent un second conseil : si le marché vous semble trop risqué malgré la diversification, n’y investissez qu’une part de votre patrimoine, mettez le reste dans des actifs sans risques comme des obligations d’Etat (non grec…), en choisissant des obligations dont la date de remboursement est aussi proche que possible de la date à laquelle vous comptez utiliser votre argent. Un quadragénaire constituant une épargne pour ses lointains vieux jours n’aura peut-être pas grand chose à craindre à investir l’intégralité de ses économie sur les marchés financiers (voire (Coyote Auto Corrector 2.0) plus, en s’endettant pour obtenir un effet levier). En revanche, approchant de la soixantaine, il commencera à vouloir sécuriser son patrimoine, et transfèrera progressivement ses fonds vers des placements obligataires.

Revenons-en à nos retraités en faillite. A la lumière des principes fondamentaux que nous venons de rappeler et de l’évolution du S&P500, on peut penser que ces déshérités sont des gens qui ont été mal conseillés, et qui paient au prix fort leur manque de diversification. On peut également penser qu’ils sont loin d’être représentatifs de l’ensemble des retraités américains.

Doit-on pour autant en conclure qu’ils sont responsables de leur sort, et qu’ils ne sont donc pas à plaindre ? La question posée est celle du paternalisme. Il existe manifestement un conflit entre la liberté de chacun de faire ses propres choix en matière de prise de risque, et le caractère détestable de la situation de ces retraités ruinés qui, s’ils sont vraisemblablement minoritaires, existent bel et bien. C’est le problème de la consistance temporelle : l’État ne peut, de manière crédible, annoncer qu’il ne viendra pas en aide à un vieillard ruiné par de mauvais placements. La tentation est grande, alors, de prendre des risques en se disant qu’en cas d’échec, on bénéficiera de la solidarité nationale. Car si la diversification réduit, dans l’exemple donné plus haut, la probabilité de la ruine, elle réduit de façon symétrique la probabilité de doubler sa mise initiale.

La solution, alors, est de garantir à chacun une retraite minimale, financée par des prélèvements obligatoires, et de laisser aux épargnants la liberté de gérer le reste de leurs économie comme ils l’entendent (quitte à leur proposer des formations sur les vertus de la diversification). Le problème avec cette solution… c’est qu’elle réinvente l’eau chaude ! Même aux Etats Unis, comme les journalistes ne l’ont pas rappelé dans le reportage, il existe un système public de retraites. Le document de l’OCDE mentionné plus haut indique même qu’il est majoritaire, puisque les retraites privées ne représentent chez l’oncle Sam que 45,1% des retraites totales.

D’ailleurs, les pensions publiques n’étaient pas absentes des témoignages du reportage. Notamment, une de ces victimes de la crise se plaignait de ne plus pouvoir compter que sur sa pension de 1500$ mensuels pour son couple. Ça n’est certes pas énorme, et l’on comprend la détresse de celui qui s’attendait à gagner davantage. Mais n’oublions pas que c’est supérieur au seuil de pauvreté américain, qui est de 1214$ pour un couple. On peut donc raconter son histoire d’une façon différente : sachant que, quoi qu’il arrive, le système public de retraites lui garantirait un revenu supérieur au seuil de pauvreté, cet homme a choisi de prendre des risques en bourse. S’il avait gagné, il aurait eu une retraite en or. Il a perdu, il est déçu, mais il bénéficie tout de même de sa pension.

Dit comme ça, forcément, ça rend le récit moins sensationnel, et peut être moins vendeur pour un journaliste. Mais comme dirait Olivier Bouba-Olga, ce n’est pas de l’optimisme : c’est un recadrage.

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