J’aime beaucoup Anna Schwartz, car elle a co-écrit avec Milton Friedman un des quelques livres de macroéconomie qui ont compté au vingtième siècle : A monetary history of the United States. Ce livre est facile à résumer : la monnaie a de l’importance dans les fluctuations de l’activité économique. Et, en particulier, elle en a eu dans la grande dépression. Le début des années 1930 a été marqué par une série de faillites bancaires qui ont conduit a une forte diminution de la masse monétaire (la somme de tous les moyens de paiement : billets + comptes courants). Selon Friedman et Schwartz, cette contraction de la masse monétaire a freiné la dépense des agents économiques, conduisant à la crise. Cette histoire peut sembler quelque peu familière aujourd’hui, mais il faut savoir qu’à l’époque où ce live est sorti, les keynésiens triomphants nourrissaient le plus grand des mépris pour la politique monétaire. Selon eux, la crise avait démontré l’inefficacité des politiques monétaires, car les taux d’intérêt extrêmement faibles alors pratiqués par la federal reserve n’avaient pas évité la déroute. Schwartz et Friedman se sont opposés à cette opinion dominante en montrant que, bien au contraire, la politique monétaire avait été restrictive. D’une part, la faiblesse des taux d’intérêt n’était qu’illusoire, car les taux d’intérêt réels, c’est-à-dire déduction faite du taux d’inflation, étaient élevés, puisque l’inflation a été négative sur la période. D’autre part, le taux d’intérêt n’est pas le seul canal par lequel la masse monétaire influence la dépense globale, d’où l’importance, selon eux, de mettre en lumière la contraction de la masse monétaire.
Les monétaristes, comme on a appelé les partisans de la thèse de Friedman et Schwartz, ont souvent été raillés [1], parfois à juste titre, pour leur obsession pour la masse monétaire. On peut notamment, à l’instar de Paul Krugman, leur reprocher d’en faire l’élément déclencheur de la crise. Mais force est de constater qu’ils ont converti la plupart des macroéconomistes à l’idée que la monnaie avait, au moins, une certaine importance.
Il faut comprendre que les débats, à cette époque, étaient rendus plus vifs par leur charge idéologique. En effet, pour les keynésiens, si la politique monétaire était inefficace, il fallait utiliser des moyens bien plus interventionnistes pour stimuler la dépense globale, passant par la dépense publique. Plus généralement, la crise était pour eux un signe de l’instabilité intrinsèque de l’économie de marché. Pour les monétaristes, au contraire, la crise avait été provoquée par l’incurie de quelques fonctionnaires négligents de la fed, et certainement pas par le fonctionnement de l’économie de marché.
Aujourd’hui, Milton Friedman n’aura sans doute pas l’occasion de donner son opinion sur la crise actuelle, puisqu’il est mort. En revanche, du haut de ses 92 printemps, Anna Schwartz a donné à Guy Sorman ses impressions. Et, sans surprise, elle accuse à nouveau les autorités monétaires d’avoir provoqué la crise.
L’argument mérite d’être entendu, mais il me surprend un peu, puisqu’il ne me semble guère compatible avec la théorie monétariste. En effet, à la différence de la grande dépression, sa critique ne porte pas tant sur la gestion de la crise que sur la décennie de politiques monétaires qui la précède. Certes, pour la grande dépression, Friedman et Schwartz ont souligné le caractère trop expansif de la politique monétaire dans les années 20, ce qui a conduit a des excès boursiers. Mais le cœur de la critique portait sur la contraction de la masse monétaire pendant la crise.
Aujourd’hui, quelle est la situation ? Le graphique suivant, réalisé à partir des statistiques monétaires de la fed et des données sur le PIB du BEA, représente l’évolution dans le temps depuis janvier 1991 de trois variables : la masse monétaire au sens strict, à savoir M1 (les billets et les comptes courants), la masse monétaire à un sens plus large, M2 (M1+ tout un tas de livrets ou de comptes d’épargne très liquides avec lesquels vous ne risquez pas de payer votre écran plasma, et qui donc ne sont pas vraiment de la monnaie, mais dont vous pouvez transférer les fonds sur votre compte chèque en un simple clic de souris), et le PIB réel des USA. Ces trois variables sont présentées en base 100 pour janvier 1991.

Qu’observe-t-on ?
Tout d’abord, on remarque quelque chose que les professeurs d’économie monétaire soulignent parfois par parenthèse sans trop s’y attarder à leurs étudiants, à savoir que les différents agrégats monétaires n’ont pas la même évolution, et par conséquent, on peut raconter une histoire différente en choisissant un agrégat différent. Par exemple, si je souhaite fournir une analyse monétariste standard de la crise, je peux malhonnêtement choisir de commenter M1, en disant qu’au fond, c’est le seul agrégat authentiquement monétaire. Ce faisant, j’observe que la crise, commençant en 2007, a été précédée de plusieurs mois de stagnation de la masse monétaire, conduisant à une stagnation, puis à une contraction de la dépense globale.
Mais cette analyse serait vraiment malhonnête, car l’analyse de M2 montre que la monnaie, au sens large, a augmenté beaucoup plus rapidement que le PIB lors des dix années précédant la crise. Si les agents économiques avaient été restreints dans leurs dépenses par un manque de moyens de paiement, ils auraient tout simplement reversé une partie de leurs codevi (enfin, de leurs équivalents étatsuniens) sur leur compte courant pour palier à ce manque.
D’ailleurs, Anna Schwartz se garde bien de dire que la masse monétaire n’a pas assez augmenté. Selon elle, elle a trop augmenté, ce qui confirme qu’elle s’intéresse à M2 (ou M3) plus qu’à M1. Quelle est la conséquence d’un accroissement de la masse monétaire plus rapide que la production, selon les monétaristes ? A vitesse de circulation constante, la conséquence est une augmentation de l’inflation. Ce n’est pas ce qui a été observé aux USA depuis 10 ans. Pourtant, la conséquence de cet excès de liquidité a bien été une hausse de prix, mais pas de prix des bien de consommation. Lors de la bulle des dotcoms, ce sont les prix des actions, en particulier du Nasdaq, qui ont crû, lors de la bulle immobilière, ce sont ceux des maisons. Finalement, à ce stade, l’analyse monétariste est valable, à condition de comprendre le P de l’équation MV=PY au sens large, incluant le prix des actifs. L’enchaînement logique serait donc : excès de monnaie pendant 10 ans => bulles => krach => crise.
En revanche, ce qui met en défaut l’analyse monétariste, c’est l’extrémité du graphique, sur laquelle on lit que la masse monétaire a grimpé en flèche depuis août 2008, soit depuis plus de 6 mois.

(base 100 janvier 2005)
Or cette forte croissance des moyens de paiement ne s’accompagne visiblement pas, bien au contraire, d’une hausse de la dépense globale. Rappelons que, selon Friedman et Schwartz, si la masse monétaire ne s’était pas contractée au début des années 30, la crise aurait pris fin plus tôt. On m’objectera que 1-, l’impact de la masse monétaire sur la dépense est décalée (en moyenne de 16 mois d’après A monetary history of the United States), et que 2-, si d’autre facteurs que la monnaie font baisser la dépense globale, et ralentissent la vitesse de circulation, alors la masse monétaire devrait augmenter beaucoup pour maintenir la dépense globale. C’est là que le bât blesse, puisque Anna Schwartz, après avoir passé sa vie à prétendre qu’il n’y avait pas assez de monnaie en 1930, s’indigne de ce qu’au début d’une crise comparable, il y en ait aujourd’hui trop. Son argument est que, plutôt que de vouloir à tout prix éviter la crise, il est préférable de laisser le marché corriger les erreurs du passé. Si je le comprend bien, son argument me parait plus proche de l’analyse autrichienne du cycle que de l’orthodoxie monétariste : la période d’expansion monétaire aurait envoyé de mauvais signaux au marché. Le problème concernait donc davantage les prix relatifs, que l’inflation en soi, fut-elle boursière. Le cadre monétariste, au contraire, s’intéresse aux grandeurs agrégées. Dans ce cadre, si la dépense publique globale n’est pas assez importante pour que soient utilisées toutes les capacités de production du pays, alors une stimulation monétaire devrait régler le problème, et ce quel que soit le secteur qui bénéficie du stimulus.
Je dois confesser que je suis plus familier avec l’œuvre de Friedman qu’avec celle de Schwartz, et les contradictions que je crois déceler dans son discours trahissent peut-être simplement cette méconnaissance. C’est pourquoi je suis ouvert à tout commentaire pouvant éclairer ma lanterne, en plus de ceux qui rectifieront mes approximations (comme d’hab…).Édit le 25 février : cf, sur le même sujet, ce billet trouvé grâce à CH de rationalité limité
[1] « Another difference between Milton [Friedman] and myself is that everything reminds Milton of the money supply ; well, everything reminds me of sex, but I try to keep it out of my papers ».Robert M. Solow via éconoclaste.
Je me demande pourquoi des trucs aussi empiriquement foireux que les agrégats monétaires continuent à être évoqués dans les universités. Même la BCE, je crois, a fini par les ranger au placard (tout au fond).
Votre expression « agrégat au sens strict » témoignerait même, comme votre billet, d’une certaine déférence envers une vogue monétariste désormais engloutie. M1 n’a rien de « strict », c’est juste l’agrégat le plus étroit (ils sont emboités comme des poupées russes). Et tous ces agrégats ont la caractéristique embêtante de dépendre de beaucoup trop de trucs: les taux d’intérêt, les primes de risque, l’activité, les innovations techniques, les innovations de marché….
Si bien que leurs évolutions ne signifie rien du tout. Même pas la peine de les regarder.
Mon explication à la résistance d’un monétarisme simpliste tient à une « GROSSE théorie » plus ou moins explicite:
1 seule la rareté à de la valeur
2 si la banque centrale « injecte » trop de monnaie, celle-ci se déprécie
3 cette dépréciation passe par l’accroissement des prix.
Voilà voilou, et ça en impose à un certain public. Mais la banque centrale « n’injecte » rien du tout, même pas les billets en papier (qu’elle imprime à la demande). Elle agit sur les taux des marchés (désormais sur toute la courbe). C’est tres différent.
Vous devriez laisser Anna Schwarz à ses pétunias. Les leçons des crises de 1929 et 2008 tiennent plus prosaiquement à l’importance pour l’actvité des coûts de transaction, et ceux-ci explosent quand une partie du secteur bancaire fait faillite (ce n’est pas parce que le public aime les banques que les autorités monétaires les ont renfloué). L’importance de la monnaie est qu’elle sert d’unité de compte. C’est essentiel, certes, mais sans AUCUN rapport avec une quelconque « quantité de monnaie ».
Enseignez plutôt à vos élèves comment les vieilles lunes ploutocrates, genre étalon or, ont fini par sombrer sous le coup d’une plate logique empirique et comptable qui, au passage, condamne l’expression hautement confuse « d’inflation des actifs »… que vous ne devriez pas utiliser…et surtout pas enseigner… Si je puis me permettre.
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