(avertissement : ce billet est plus destiné aux étudiants googleurs en quête d’explications sur des questions techniques qu’aux lecteurs habituels du blog)
Je suis en train de préparer un cours de théorie de la croissance pour des étudiants en troisième année d’économie, et je me retrouve confronté à un gros dilemme, que doivent connaître tous les responsables d’un tel cours, lorsqu’il ne s’adresse pas à des polytechniciens : doit-on embêter les étudiants avec cet outil mathématique barbare qu’est l’optimisation dynamique, sachant qu’on peut comprendre l’essentiel du contenu d’un cours de croissance en en faisant l’économie ? Jusqu’à il y a quelques semaines, j’avais répondu par la négative à cette question, m’apprêtant à m’inspirer de l’excellent livre de Charles Jones, qui montre qu’on peut aborder des questions passionnantes sur le sujet sans mobiliser un niveau de caïd en math. J’ai, finalement, changé d’avis, et ce pour trois raisons.
La première, c’est que ces étudiants sont censés être bons en maths, puisqu’ils ont choisi une option MASS ou économétrie.
La deuxième, c’est que les articles académiques consacrés aux théories de la croissance sont à 99% envahis par l’optimisation dynamique, et qu’il serait dommage que ces étudiants ne soient pas capables de lire ces articles.
La troisième, c’est que l’optimisation dynamique est l’occasion de présenter aux étudiants deux notions que les économistes adorent mais qui sont parfaitement inconnues du grand public : le taux de préférence pour le présent et l’élasticité de substitution intertemporelle. Voici comment je compte présenter ces deux concepts.
Tout part d’une question : pourquoi doit-on payer un intérêt lorsque l’on emprunte de l’argent ?
Cette question n’est pas nouvelle. Une première réponse s’impose : c’est parce que l’on peut investir l’argent que l’on emprunte dans des activités productives et ainsi gagner de l’argent. Si l’intérêt est inférieur au taux de rendement des investissements productifs, un épargnant investira plutôt qu’il ne prêtera. Mais cette réponse n’est que partielle. Pourquoi des individus acceptent-ils d’emprunter avec intérêt lorsque le but de leur emprunt est de consommer, et non d’investir ? Si je cherche à maximiser ma consommation de biens et services dans ma vie, j’ai tout intérêt à ne jamais emprunter à des fins de consommations, et j’ai même intérêt à prêter l’intégralité de mes revenus actuels, afin de maximiser mes revenus futurs et donc ma consommation future. Si je gagne 100 par an et que le taux d’intérêt est de 5%, j’ai tout intérêt à prêter aujourd’hui les 100 que je gagne, pour consommer 100*1,05 + 100 = 205 demain, plutôt que de consommer 100 aujourd’hui et 100 demain, soit 200 en tout. Et à plus forte raison, je n’ai aucun intérêt à emprunter 50 pour consommer 150 tout de suite, car je devrai rembourser 52,5 demain, et ne pourrai ainsi consommer que 100-52,5=47,5, soit 197,5 en tout.
Et pourtant, à peu près personne ne tient ce raisonnement selon lequel il faudrait investir tout son revenu afin de maximiser sa consommation sur l’ensemble de son existence.
Si personne ne se comporte de la sorte, c’est que maximiser sa consommation n’est l’objectif de personne. Autrement dit, personne ne cherche à maximiser la fonction C0+C1+C2…+CN, où Ci désigne la consommation à la période i, et où N est la durée de vie d’un individu. A cette simple somme de consommations, les économistes apportent deux modifications pour modéliser le comportement d’épargne/emprunt des ménages.
Première modification : le taux de préférence pour le présent. Préférez-vous que je vous donne 100 euros aujourd’hui ou dans 10 ans ? Sans doute me répondrez-vous que vous préférez que je vous les donne tout de suite. C’est bien normal, car en plaçant ces 100 euros à la banque, vous aurez dans 10 ans plus de 100 euros, et donc vous donner 100 euros aujourd’hui plutôt que dans dix ans revient tout simplement à vous donner plus d’argent. Mais qu’en est-il si je vous offre un billet de spectacle non-revendable à utiliser aujourd’hui ou dans 10 ans, pour le même spectacle ? Cette fois-ci, l’argument du taux d’intérêt ne tient pas, car vous ne pouvez pas prêter ce billet de spectacle. Si vous ne l’utilisez pas à la date prévue, il est perdu. Pourtant, même dans ce cas, il est probable que vous préfériez disposer de ce billet de spectacle aujourd’hui plutôt que dans 10 ans. En d’autres termes, indépendamment de toute référence au taux d’intérêt, vous préférez une consommation aujourd’hui à la même consommation dans 10 ans. Pour modéliser ce phénomène, les économistes introduisent le taux de préférence pour le présent, qui consiste à écraser les consommations futures afin de leur donner moins de poids qu’aux consommations présentes. Si l’on s’en tenait à cela, cela signifierait que les agents économiques cherchent à maximiser non pas leur consommation globale C0+C1+C2+…+CN, mais une sorte de moyenne pondérée de ces niveaux de consommation, avec une pondération d’autant plus faible que l’on est loin dans le futur. La fonction à maximiser serait alors C0+C1/(1+r)+C2/(1+r)2+…+CN/(1+r)N où r>0est le taux de préférence pour le présent. Plus ce taux est important, plus la consommation future est dépréciée. Dans ces conditions, si épargner aujourd’hui permet toujours de consommer davantage demain, il n’est plus nécessairement justifié d’épargner tout son revenu, car on attache moins de valeur à une consommation demain qu’à une consommation actuelle.
Seconde modification, l’élasticité de substitution intertemporelle. L’introduction du taux de préférence pour le présent permet de comprendre que les arbitrages des ménages ne soient pas systématiquement en faveur des consommations futures : certes, en épargnant, je pourrai consommer davantage demain, mais j’attache moins d’importance à cette consommation future qu’à une consommation présente. Pourtant, cela ne suffit pas. Penser que les ménages cherchent à maximiser la fonction C0+C1/(1+r)+C2/(1+r)2+…+CN/(1+r)N pose deux problèmes.
Premièrement, pour un ménage donné, maximiser une telle fonction implique de s’endetter au maximum pour tout consommer aujourd’hui si le taux de préférence pour le présent est supérieur au taux d’intérêt, ou au contraire à tout épargner aujourd’hui pour maximiser la consommation future si le taux de préférence pour le présent est inférieur au taux d’intérêt. Cela n’est guère réaliste.
Deuxièmement, cette modélisation suppose que l’on ne peut renoncer à une consommation présente au profit d’une consommation future que si cette consommation future est supérieure à la consommation présente sacrifiée. Or cela n’est pas réaliste non plus, même si c’est moins évident. Supposons que nous traversions une longue période de taux d’intérêt réels négatifs, en raison d’une inflation supérieure au taux d’intérêt nominal. Supposons également qu’il n’existe pas de régime de retraite, et que vous soyez contraint de partir à la retraite dans 10 ans. Seriez-vous disposé, dans ces conditions, à épargner aujourd’hui une partie de l’argent que vous gagnez afin d’avoir de quoi manger à la retraite, tout en sachant que les sommes récupérées à la retraite seront inférieures aux sommes investies ? Il est probable que vous répondiez oui à cette question, car rares sont les personnes qui accepteraient de vivre sans argent pendant des années. Vous accepteriez donc de sacrifier une consommation actuelle au profit d’une consommation future moindre. Ce qui semble incompatible avec l’idée d’un taux de préférence pour le présent, mais ne l’est en fait pas. Dans cet exemple, la comparaison se fait entre des consommations à deux périodes différentes, mais aussi entre deux niveaux de consommation différents : dans un cas, vous avez de l’argent, donc vous avez un certain niveau de consommation, dans le second cas, vous ne gagnez rien, et donc ne pouvez rien consommer si vous n’avez rien épargné. Or, peut-on penser qu’un euro de consommation ait la même valeur pour quelqu’un qui gagne sa vie de façon raisonnable et pour un pauvre qui ne gagne strictement rien ? Sans doute pas. Donnez 50 euros à un pauvre, vous lui ferez infiniment plus plaisir que si vous donnez la même somme à un milliardaire. Dans l’exemple précédent, épargner revient à sacrifier une partie de votre consommation à une période où vous avez de l’argent au profit d’une consommation à une période où vous n’en gagnez plus.
Si un euro de consommation a plus de valeur lorsque vous êtes pauvre que lorsque vous êtes riche, c’est que l’utilité marginale de votre consommation est décroissante. En d’autres termes, votre bien-être est une fonction croissante mais concave de votre consommation. Dans ces conditions, vous aurez tendance à préférer des profils de consommation homogènes dans le temps à des profils accidentés, avec des alternances de périodes de grande consommation et de périodes de grand dénuement.
Finalement, l’objectif que semblent maximiser les ménages est U(C0)+U(C1)/(1+r)+U(C2)/(1+r)2+…+U(CN)/(1+r)N, où U() est une fonction croissante et concave, qui a pour effet d’écraser les unités de consommations élevées, afin de leur donner moins de poids qu’aux premières unités. On appelle généralement cette fonction la fonction d’utilité instantanée.
En résumé, deux facteurs doivent être mobilisés pour comprendre les comportements d’épargne/endettement des ménages, et leur disposition à payer un taux d’intérêt pour consommer : 1) ils tendent à préférer le présent au futur, 2) ils tendent à préférer des profils de consommation lisses à des profils accidentés.
Très souvent, les théoriciens de la croissance utilisent la fonction suivante, dite à élasticité constante : U(Ci) = Ci1-s/(1-s) où s>0 est l’inverse de l’élasticité de substitution intertemporelle (je zappe les explications). Plus s est grand, plus le ménage souhaite avoir un profil de consommation lisse.
Au bout du compte, pour interpréter les comportements d’épargne comme des comportements rationnels, il faut s’intéresser à deux paramètres : r et s. Plus r est grand, plus je préfère le présent au futur, plus s est grand plus j’attache d’importance à l’homogénéité de ma consommation dans le temps.
Que valent ces paramètres en réalité ? On peut montrer que (et c’est là qu’il me faudra être pédagogue en optimisation dynamique), lorsqu’ils résultent d’un comportement d’optimisation, les choix en matière d’épargne doivent respecter l’équation suivante, dite règle de Ramsey-Keynes :
g = (i-r)/s
où g est le taux de croissance de la consommation, et i le taux d’intérêt. Cette équation s’interprète facilement, si l’on garde présent à l’esprit qu’une forte croissance, dans ce type de modèles, est provoquée par une forte épargne. Dans ces conditions, cette équation nous dit que l’épargne (et donc la croissance) est d’autant plus forte qu’elle est fortement rémunérée (i fort), que les ménages se soucient de leur futur (r faible) et qu’ils acceptent un profil de consommation inégalitaire (en l’occurrence, au bénéfice des générations futures) (s faible).
L’équation de Ramsey-Keynes, très élégante, a hélas deux inconnues. Pour une valeur donnée du taux de croissance de la consommation et du taux d’intérêt, on peut établir une relation entre les deux paramètres, en la réécrivant, par exemple, r=i-sg. William Nordhaus, de l’université de Yale, se sert cette équation (cf p. 60 de ce document) pour calibrer le modèle qu’il utilise dans le cadre du débat sur le changement climatique. Etant donné un taux d’intérêt de 5,5% et un taux de croissance de 2% de la consommation, il retient s=2 et r=1,5%.
Il faut noter que ces paramètres ont une grande importance éthique, car d’eux dépend la manière dont ont traite les générations futures. Voyons pourquoi : clairement, si r est fort, cela signifie que l’on fait peu cas du sort des générations futures. On aura donc tendance à épargner peu, car on ne se souciera guère des moyens de productions qu’on souhaite leur léguer. En termes de changement climatique, cela signifie que l’on fera peu d’efforts actuels pour lutter contre un problème environnemental qui concerne essentiellement les générations futures. Concernant s, l’impact de ce paramètre sur le traitement des générations futures dépend de l’idée que l’on se fait de la croissance économique. Si, comme moi et comme beaucoup de monde, on considère que les générations futures seront plus riches que les générations présentes, alors un s plus élevé est défavorable aux générations futures. En effet, plus s est élevé, plus on souhaite avoir un profil de consommation homogène : par conséquent, on tendra à épargner peu pour consommer davantage maintenant, tandis qu’épargner plus tendrait à accentuer les disparités entre générations présentes et futures (au profit des futures).
On a beaucoup entendu parler, en 2007, du rapport Stern sur le changement climatique. Celui-ci est beaucoup plus pessimiste concernant le changement climatique que William Nordhaus. Et pourtant, Stern et Nordhaus s’appuient sur les mêmes données, et ont, en gros, le même modèle conceptuel pour penser le changement climatique. Mais Nordhaus estime que l’on devrait taxer les émissions de carbone à hauteur de 42$ par tonne en 2015, tandis que Stern préconise une taxe de 350$. Comment expliquer une telle différence ? Tout simplement parce que Stern utilise des valeurs différentes pour ces paramètres. Il choisit r=0,1% (à peu près) et s=1 contre, respectivement, 1,5% et 2 pour Nordhaus. Ces valeurs ne respectent pas, loin s’en faut, l’équation de Ramsey-Keynes. Mais, répond Stern, la question du choix de ces paramètres n’est pas empirique mais éthique : selon lui, le bien être des générations futures ne peut moralement pas être négligé, bien que le comportement d’épargne des ménages montre qu’ils ont sans doute un taux de préférence pour le présent bien supérieur à 0,1%. On pourra noter, avec Nordhaus, que ce choix éthique de Stern a pour conséquence que la moitié du coût du changement climatique tel qu’estimé par son rapport a lieu… après l’année 2800.
Passer par un tel détour de production pour modéliser un comportement d’épargne que certains, à l’instar de Robert Solow, le père de la théorie de la croissance, modélisent simplement en supposant qu’une fraction constante du revenu est épargné, est-il vraiment nécessaire ? A vrai dire je n’ai pas de réponse à cette question. Solow s’est montré assez sarcastique à l’égard de cette modélisation luxueuse, en expliquant qu’il n’y avait pas de raison fondamentale de penser que les très pompeux taux de préférence pour le présent et élasticité de substitution intertemporelle constituent une analyse plus fine de la psychologie des épargnants que la simple propension à épargner. Au fond, si un ménage a une faible propension à épargner, c’est bien qu’il s’agit d’un ménage impatient, et qui préfère un tiens à deux tu l’auras. Et pourtant, quand on a fait l’effort d’assimiler ces notions, en général, on a du mal à faire comme si elles n’existaient pas. En tout état de cause, étant donné qu’elles sont omniprésentes dans toute la littérature économique orientée vers les questions de croissance, il serait dommage de se fermer des portes en refusant de les comprendre.
Je ne sais pas si cette présentation est très éclairante. Si, parmi les lecteurs de ce blog, se trouvent d’anciens étudiants ayant souffert en cours de croissance, j’aimerais qu’ils me disent si les explications données dans cet article leur auraient permis de souffrir un peu moins, en tout cas pour cette partie du programme. J’attends vos commentaire !
(ps : cet article n’est pas mon cours, ni même un extrait, juste quelques idées sur ce qu’il devrait contenir)