La thèse défendue par Thomas Philippon dans son dernier livre « the great reversal: how america gave up on free markets » est assez simple et percutante : les USA étaient il y a 20 ans caractérisés par un niveau élevé de concurrence sur les marchés de biens et services, pour le plus grand bénéfice des consommateurs. Depuis, le niveau de concurrence y a fortement diminué, alors même qu’il augmentait en Union Européenne, sous l’impulsion de la commission. Cette évolution a des allures de tectonique des plaques : elle n’est pas la conséquence d’un évènement spectaculaire (guerre, krach boursier…) mais elle a des répercussions importantes sur le quotidien des consommateurs américains, qui payent trop cher leurs conversations téléphoniques, leurs traitements médicaux et leurs voyages en avion, et qui voient leurs salaires stagner.
les complots de maîtres et les vertus de la défiance
Comment expliquer cette évolution contradictoire ? Évolution naturelle côté américain, défiance vertueuse côté européen.
L’évolution américaine est conforme aux prédictions théoriques faites par Mancur Olson en 1965 dans son livre Logic of Collective Action. A l’époque, les économistes étaient déjà obsédés par l’identification des politiques optimales, le plus souvent comprises comme des politiques créant davantage de richesses qu’elles n’en détruisaient. Mais sur la questions des vertus des différentes formes de régimes politiques, ils avaient généralement une vision assez naïve des institutions démocratiques : celles-ci devaient être les plus à même de promouvoir les politiques optimales, puisque la création de richesses nettes a toutes les chances d’emporter les faveurs du public, qui se trouve être l’arbitre dans les régimes démocratiques.
Pour Olson, cette vision optimiste néglige que, dans bien des cas, une politique optimale va créer des gains extrêmement diffus, alors que les pertes, même si elles sont inférieures aux gains, seront extrêmement concentrées. Si le démantèlement d’un cartel coûte 50 millions d’euros par an à une poignée d’actionnaires, et rapporte 10 euros à chacun des 10 millions d’habitants d’un pays, il est peu probable que les habitants se mobilisent pour réclamer ce démantèlement, alors même qu’il créerait des richesses nettes. Si 10€ correspond au salaire horaire de ces habitants, il n’y a pas de raison d’attendre de chacun d’eux qu’il consacre plus d’une heure par an à ce combat. En revanche, les quelques actionnaires qui perdraient beaucoup au démantèlement pourront facilement s’accorder pour consacrer quelques millions à graisser des pattes afin de l’éviter.
Et c’est bien, selon Philippon, ce qu’ont fait les grandes entreprises américaines depuis 20 ans, en dépensant des sommes folles en lobbying pour accroître la tolérance des juridictions anti-trust vis-à-vis de la concentration, et pour utiliser la règlementation comme moyen de freiner la concurrence potentielle.
Et elles en profitent pour faire payer plus aux consommateurs, pour leurs coups de téléphone, leur frais médicaux, leurs voyages aériens, leurs frais bancaires, etc.
Ces grandes entreprises n’exercent pas simplement leur pouvoir de marché sur les biens et services qu’elles vendent, elles l’exercent également sur le marché du travail, où leur position dominante leur permet de faire pression à la baisse sur les salaires, contribuant certainement à l’accroissement des inégalités. C’est le retour des complots des maîtres contre le public dénoncés en son temps par Adam Smith.
De quelle vertu les européens sont-ils parés pour avoir évité ces dérives, et qui semble faire défaut aux américains ? Pour Philippon, cette évolution inversée entre les deux continents tient davantage au hasard des évolutions institutionnelles qu’à la vertu. La construction européenne est un projet entre pays qui se font suffisamment confiance pour mettre leur destin en commun, mais pas suffisamment pour prendre le risque de laisser des coalitions d’États détourner la politique concurrentielle à leur avantage, et au détriment des autres pays. Les membres de l’union n’ont donc pu s’entendre sur une politique de la concurrence commune qu’à la condition que sa mise en œuvre soit confiée à une juridiction totalement indépendante, la direction générale de la concurrence. Que ce soit en matière d’abus de position dominante, de fusions ou d’aides d’État, la DG concurrence semble plus en mesure de résister aux pressions politiques que le département de la justice et la federal trade commission aux USA (note personnelle : j’admets avoir un peu de mal à comprendre la répartition des tâches entre ces deux entités dans le système américain).
Ainsi, les européens se sont lié les mains : en s’interdisant par les traités de s’immiscer dans la politique concurrentielle, les Etats membres auraient réussi à protéger les consommateurs européens de leurs turpitudes, rendant le lobbying et la corruption moins efficaces, et donc moins pratiqués.
L’obsession du détail
Le livre de Philippon est un modèle de vulgarisation du travail des économistes. La thèse centrale est assez simple à exposer, mais beaucoup plus délicate à démontrer. C’est souvent le cas en économie, et plus généralement en sciences sociales. Car s’il est facile de démontrer que différentes mesures de concentration ont augmenté, ces dernières décennies, aux USA, plusieurs théories différentes peuvent expliquer cette évolution.
Celle d’une baisse de la concurrence, privilégiée par l’auteur, en est une. Mais en voici une autre, loin d’être absurde bien que contre-intuitive : l’augmentation de la concentration pourrait avoir été provoquée par un accroissement de la concurrence. Ça vous semble absurde ? Imaginez qu’une loi interdise l’implantation de nouvelles grandes surfaces dans un pays. En fonction de l’histoire, chaque ville aurait sa ou ses grandes surfaces, appartenant à des groupes différents. Si vous mesurez la concentration du secteur de la distribution au niveau national, vous aurez l’impression d’un secteur assez concurrentiel, avec un nombre d’acteurs assez élevé. Mais localement, les consommateurs auront du mal à faire jouer la concurrence entre les enseignes. Si l’on abrogeait cette loi, il est possible qu’un distributeur particulier, plus efficace que les autres pour tirer les prix vers le bas, à l’image de Walmart aux USA dans les années 90, finisse par s’implanter dans toutes les villes et par laminer la concurrence, faisant ainsi croître les indices de concentration du secteur.
Dans cette seconde théorie, l’accroissement de la concentration serait une bonne chose : on aurait permis à l’entreprise la plus efficace de remplacer des concurrents moins efficaces, au bénéfice d’une baisse des prix pour les consommateurs.
Et d’ailleurs, le développement du commerce en ligne n’est-il pas un moyen pour les consommateurs de sélectionner les meilleurs fournisseurs au détriment des moins bons ?
Comment départager ces deux théories ? En en comprenant les implications contradictoires, et en s’appuyant sur les données pour trancher. C’est ce que fait Philippon en mobilisant une littérature académique à la fois abondante et très actuelle, puisque de nombreuses références sont de 2018 et 2019. Par exemple, la théorie de la concentration tirée par l’entreprise la plus efficace implique que les secteurs concernés devraient connaître une diminution des marges, une augmentation des investissements et des gains de productivité. Philippon montre avec beaucoup de minutie que c’est plutôt l’inverse qui se produit : les marges tendent à augmenter et l’investissement et la productivité à stagner avec l’accroissement de la concentration.
Le « q » de Tobin, ratio entre la capitalisation boursière d’une société et ses fonds propres, est souvent considéré comme un bon instrument pour prédire le niveau d’investissement des entreprises. Un q>1 pour une entreprise signifie que les actionnaires considèrent que 100€ de capital investis dans cette entreprise valent plus de 100€, en raison des surprofits à en attendre. Si c’est le cas, alors l’entreprise a intérêt à procéder à des levées de fonds et à accroître son activité. Or, à l’échelle de l’économie américaine, l’investissement a commencé à décrocher par rapport à l’évolution du « q » de Tobin à partir de 2000. Et ce décrochage est surtout marqué dans les secteurs les plus concentrés. Si cette concentration était due à un supplément d’efficacité des entreprises survivant dans un monde plus concurrentiel, alors les opportunités d’enrichissement seraient rapidement saisies par les acteurs du secteur. La faiblesse de l’investissement plaide donc en faveur de l’hypothèse d’une baisse de la pression concurrentielle.
Vous avez peut-être des objections à ce raisonnement (quid du capital immatériel ? quid de la concurrence internationale ?…). La force du livre est qu’il expose lui-même de nombreuses objections à la thèse défendue, et qu’elles sont systématiquement traitées au regard des données et recherches les plus récentes. Quoi que vous pensiez de la thèse exposée ici, il semble difficile de la contredire sans avoir, au préalable, passé en revue tous ces arguments.
Le marché et le laisser-faire
La question de la concurrence correspond à un clivage, en économie, qui n’a pas vraiment son équivalent en politique. L’opposition entre interventionnisme et laisser-faire est assez structurante dans l’opinion publique. Mais l’interventionnisme est généralement associé à une hostilité au marché, tandis que le laisser-faire est assimilé à une vision pro-marché. L’opposition, en économie, entre ce qu’on a appelé l’école de Harvard et l’école de Chicago remet en cause les termes de ce clivage. Pour les tenants de la première (autour de la personnalité d’Edward Mason), le marché et la concurrence sont une bonne chose car ils protègent les consommateurs des abus des cartels. Mais ils n’ont rien de naturel, et les juges doivent veiller en permanence à ce que les différents secteurs d’activité conservent des structures suffisamment concurrentielles pour éviter les comportement parasitaires. Il faut donc des lois contraignantes, une intervention publique forte, pour garantir la survie du marché.
A l’opposé, l’école de Chicago (dont George Stigler est sans doute le représentant le plus illustre), de tradition beaucoup moins interventionniste, s’accommode plus aisément de la disparition de la concurrence au profit de grands groupes privés, à qui elle trouve de bonnes raisons d’exister (efficacité, économies d’échelle…), et dont elle pense que la simple peur d’une concurrence potentielle suffira à les dissuader d’abuser de leur position dominante.
[Etat + marché] d’un côté, contre [Laisser-faire + monopoles] de l’autre.
A ce titre, en s’inscrivant explicitement dans la tradition d’Harvard, Thomas Philippon fait le choix d’une certaine forme de radicalité. Car sa critique de la propension des grandes entreprises à corrompre l’Etat à leur profit et au détriment du jeu de la concurrence est au fond assez proche de celle faite du Néolibéralisme par James Galbraith. Je ne pense pas que ces deux-là en soient à organiser des lunch-seminars ensemble, mais si deux économistes aux pédigrées à priori si différents convergent sur ces sujets, c’est qu’ils ont peut-être, chacun avec son style, mis le doigt sur quelque chose.
Merci pour cet article.
Les tenants de l’école de Chicago, qui se reposent sur une hypothèse de contestabilité des marchés (sorties/faillites sans coût) avancent-ils une explication des dépenses de lobbying ?
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