« Order without design: How markets shape cities » par Alain Bertaud

Fichier:Pudong Shanghai November 2017 HDR panorama.jpg — Wikipédia

Si l’économie urbaine vous intéresse, ou d’ailleurs plus généralement l’urbanisme, Order without design d’Alain Bertaud vaut le détour. Si votre vision de l’urbanisme est que les urbanistes devraient s’opposer aux forces du marché afin de concevoir des villes plus humaines, plus inclusives et plus durables, ce livre est celui auquel il faut confronter vos idées. Car celles de Bertaud sont à l’opposé des vôtres. Bertaud est un urbaniste octogénaire qui, fait rare, considère que ses confrères gagneraient à apprendre l’économie urbaine. On fustige souvent, pas toujours sans raisons, l’impérialisme économique, qui consiste à ce que les économistes prétendent expliquer la sociologie aux sociologues, l’histoire aux historiens, la psychologie aux psychologues et, plus récemment, l’épidémiologie aux épidémiologistes. Pour une fois, un non-économiste réclame plus d’attention aux thèses des économistes.

Débarrassons-nous rapidement d’un gros bémol : sur certains sujets présentés comme consensuels parmi les économistes, Bertaud va trop loin. En particulier, sur le rôle des grandes villes comme moteur de la croissance, et sur les freins à la croissance de ces villes comme obstacle à la croissance, il existe suffisamment de désaccords académiques pour être plus prudent que ne l’est Bertaud (cf en particulier les travaux d’Andrés Rodríguez-Pose). Mais ces excès, qui auraient pu me faire fermer le livre dès les premières pages, n’enlèvent rien au caractère très stimulant de la thèse.

Economie urbaine et urbanisme

Cette thèse, la voici : les modèles développés par les théoriciens de l’économie urbaine permettent de faire des prévisions sur la forme prise par une ville en fonction de la taille de sa population, de son revenu moyen, des coûts de transports internes à la ville, et de la valeur des terres agricoles qui la jouxtent. Pour Bertaud, le bon urbaniste est celui qui anticipe et accompagne les évolutions liées à ces variables, le mauvais est celui qui prétend imposer à la ville une forme contradictoire avec ces évolutions.

Ainsi, si une ville connait 10 années de croissance économique soutenue, ses habitants voudront probablement utiliser leur revenu supplémentaire pour accroître la taille de leur logement, ce qui les poussera à l’extérieur de la ville, entraînant de l’étalement urbain. Ce changement de forme urbaine implique la fourniture de biens publics : routes, réseaux de transport, canalisations, parcs, places publiques, etc.

Cette vision essentiellement technique de l’urbanisme peut paraitre manquer singulièrement d’inspiration. Tout l’intérêt du livre est de confronter cette vision à minima de l’urbanisme avec les conséquences parfois fâcheuses des visions plus inspirées. A ce titre, l’homme d’action qu’a été Bertaud pendant sa carrière (il a contribué à l’urbanisation de plusieurs villes dans le monde, sous l’égide de la Banque Mondiale) regorge d’études de cas assez convaincantes et éclairantes.

Il est, par exemple, extrêmement sévère avec l’urbanisme de Le Corbusier et ses imitateurs, qui prétend imposer une vision scientifique de la ville au service du bien-être : les immeubles d’habitation doivent avoir une certaine exposition au soleil, ce qui implique une certaine distance entre eux, utilisée pour des espaces verts garants de la sérénité des habitants, et être débarrassés des activités professionnelles, confinées dans des quartiers séparés afin de diminuer l’agitation lorsque les gens se reposent. Le résultat est l’abominable plan voisin qui prétendait faire du centre de Paris une citée dortoir dans le style de la citée des 4000.

1, Le Corbusier's Plan Voisin for Paris. Le Corbusier, from ...

Outre sa laideur, l’uniformité de l’urbanisme à prétention scientifique n’est qu’un gage trompeur d’égalité. Le principe fondamental de l’économie urbaine est que les habitants d’une ville sont à priori attirés par le centre. Si l’on conçoit la ville comme un gigantesque marché du travail, les postions centrales donnent accès à un nombre d’emplois plus grand que les positions périphériques, si l’on s’en tient aux emplois accessibles en un temps raisonnable (moins d’une heure). Cela est vrai même lorsque la ville est polycentrique comme Los Angeles par exemples, car vivre au barycentre de plusieurs centres d’emplois ouvre davantage de possibilités que de vivre à proximité immédiate d’un centre lorsqu’il en existe plusieurs. Cet attrait pour le centre élève le prix de la terre, ce qui a plusieurs conséquences :

  • Les habitants du centre ont des logements plus chers, et donc plus petits qu’en périphérie
  • Les promoteurs sont incités à substituer du capital à la terre, ce qui implique des constructions plus hautes
  • En conséquence la densité de population est plus élevée au centre
  • Les ménages qui préfèrent vivre en périphérie compensent leur moindre accès au marché du travail par un logement plus spacieux et un loyer plus faible

Imposer des logements uniformes dans toute la ville se traduit par des logements trop grands et avec trop d’espaces verts au centre, et trop petits et avec trop peu d’espaces verts en périphérie. Si ces logements sont alloués par le marché, les logements au centre seront trop chers : il faudrait autoriser à construire sur les espaces verts et à découper les appartements en appartements plus petits pour réduire le coût du logement. S’ils sont alloués par un planificateur central à prix administré uniforme, l’égalité n’est qu’apparente, car les logements les plus centraux auront une valeur intrinsèque plus grande, et seront donc l’objet de passe-droits et de sous-locations clandestines, permettant à plus de monde de vivre au centre.

Le modèle du Village Urbain, consistant à faire de la ville une juxtaposition de villages auto-contenus, à l’image de 5 villes nouvelles construites dans la périphérie de Séoul, correspond à un urbanisme moins uniforme et moins mécanique que l’urbanisme corbuséen. Mais là encore, ses objectifs (un urbanisme à faible mobilité et à taille humaine) se heurtent à la motivation des ménages : ceux-ci viennent chercher dans la grande ville un grand marché du travail. Il n’y a donc aucune raison de penser qu’ils vont travailler et vivre dans le même quartier. Et de fait, les habitants de ces villes nouvelles autour de Séoul font, contrairement au projet des urbanistes, des déplacements pendulaires longs. Ce qui n’est pas très grave certes, seulement les équipements publics sont calibrés pour des déplacements courts au lieu de faciliter ces migrations pendulaires.

Bertaud est également très critique envers le plan de développement de Hanoï, qui prévoit de geler une grande bande de terre agricole autour de la ville, afin d’offrir aux habitants de la ville une ceinture verte aux fins écologiques. Si la population de la ville venait à augmenter dans les années à venir, hypothèse parfaitement raisonnable, les conséquences de cette ceinture verte seraient les suivantes : les ménages qui s’y seraient installés en l’absence de règlementation auront le choix entre : s’installer au centre, contribuant à augmenter les prix et la densité de population ; s’installer dans les villages situés au-delà de la ceinture verte, et subir un éloignement préjudiciable de la zone d’emplois ; s’installer malgré tout dans la zone interdite en sous-louant un logement non-officiel à des agriculteurs, subissant ainsi le manque d’équipements publics et de routes.

Est-ce à dire que toute initiative, toute vision, est à proscrire ? Bertaud met en lumière des exemples de ce qu’il considère comme du bon urbanisme, à l’image du quartier d’affaire de Pudong à Shangai. Pudong n’a pas été designé par les pouvoirs publics, mais le quartier n’aurait pas vu le jour sans les initiatives de ces pouvoirs publics. Ce quartier d’affaire est situé à quelques centaines de mètres du centre traditionnel de Shangai. Pourtant, au début des années 1990, il ne s’agissait que d’une zone assez désertique. La raison était qu’aucune route ne menait directement du centre à Pudong : il fallait prendre un bateau traversant le Huangpu pour y accéder. « Rapprocher » Pudong du centre de Shangai au moyen de quelques ponts permettait alors au quartier d’exprimer tout son potentiel. Les pouvoirs publics ne se sont pas contentés de faire des ponts, ils ont structuré l’espace, construit des équipements publics. C’est le marché qui a, dans la foulée, réalisé ces gratte-ciel qui hébergent aujourd’hui une activité économique massive, et qui dessinent un horizon bien plus esthétique que les créations corbuséennes, sans, paradoxalement, avoir été conçu par qui que ce soit (c’est une photo de Pudong qui illustre ce billet).

L’accessibilité

Le chapitre que Bertaud consacre à l’accessibilité est celui qui me faisait le plus peur. Il m’a agréablement surpris. Il me faisait peur car je craignais que les réflexes libertariens de l’auteur ne le fassent tomber dans des discours de comptoir (« supprimez les réglementations excessives, vous permettrez à chacun de se loger »). Bien qu’on soit parfois sur le fil du rasoir, l’homme d’expérience prend le pas, dans ce chapitre, sur l’idéologue et c’est fort heureux. Car s’il y existe des grands principes, ceux-ci sont insuffisants pour donner une marche à suivre générale pour régler les problèmes d’accessibilité des logements. Il convient toujours de commencer par une évaluation précise :

  • du pourcentage d’habitants d’une ville ayant des problèmes d’accès à un logement décent.
  • de l’importance des différentes causes des problèmes de logement (pauvreté, prix des logements, accès au crédit, enclavement des quartiers populaires, logements informels, contraintes sur l’offre…)
  • du coût que représenteraient les différentes solutions au problème et des modalités de financement.

Partant de là, il n’y a pas de solution miracle, mais des approches plus sensées que d’autres. Bertaud préfère en général subventionner la demande que l’offre. Distribuer des coupons logement aux personnes à bas revenu améliore leur capacité à se loger, tout en leur permettant de faire leur propre choix dans le compromis entre taille du logement et proximité du centre. A contrario, subventionner des programmes de logements à bas prix peut conduire à proposer à des ménages en difficulté des logements relativement spacieux mais situés si loin des zones d’emploi qu’ils en perdent une partie de leur attrait.

Mais subventionner la demande n’est pas la bonne approche si le problème à régler est massif et urgent (la réaction de l’offre à la demande peut être trop longue en matière de logement) ou si d’importantes contraintes pèsent sur l’offre, rendant la subvention essentiellement inflationniste.

Voici deux exemples de politiques d’accessibilité : un mauvais et un bon, les deux illustrant l’importance du contexte en plus des principes économiques basiques.

Commençons par le mauvais, celui de l’État de Gauteng en Afrique-du-Sud, qui contient les villes de Pretoria et de Johannesburg. A la sortie de l’apartheid, il était urgent d’intégrer à ces villes les populations noires jusqu’ici discriminées. L’approche générale retenue par les autorités locales était pleine de bon sens : subventionner l’offre de logements. L’urgence de la situation était telle qu’il eut été illusoire d’espérer qu’une politique de soutien à la demande soit suffisante pour que des logements en nombre suffisant soient mis en chantier. Mais alors, quel est le problème ? Le programme consistait à financer des projets de création de logements respectant un cahier des charges dont les points essentiels étaient : i- un prix accessible, ii- une surface minimale de 40m2 sur un terrain d’au moins 250m2.

Lorsque je vous dirai ce qui cloche dans ce programme, ça vous semblera évident. Mais le voyez-vous spontanément ? Faites une pause dans la lecture de cet article et réfléchissez-y avant de lire la réponse.

Le problème de ce programme est qu’il retient comme critère unique, pour qu’un logement soit jugé décent, l’espace qu’il occupe au sol. Ici au moins 250 m2, ce qui est beaucoup, même si la surface habitable n’est que de 40m2. Alors que la valeur d’un logement dépend du compromis qu’il offre entre la centralité et l’espace qu’il procure à ses habitants. Pour que ces logements permettent une intégration réussie des personnes aidées, il aurait fallu que le cahier des charges intègre cet objectif de centralité, quitte à ce que ce soit au détriment de la surface. Sur 250m2 de foncier, on peut facilement faire un immeuble de 4 étages comprenant 8 logements de 40m2, mais cette option n’aurait pas respecté le cahier des charges. Le résultat est que les porteurs de projets n’ont pu réaliser d’opérations rentables qu’en achetant des terres à bas prix. Et où trouve-t-on des terres à bas prix ? Loin du centre, donc loin des emplois et du dynamisme économique. La carte suivante, extraite du livre, présente des densités de population contradictoires avec les modèles standard en économie urbaine.

Il y a certes de la densité au centre de Johannesburg, mais dès qu’on s’en éloigne à peine, on trouve des quartiers à faible densité, généralement des maisons occupées par des afrikaners, puis, loin du centre (regardez l’échelle) on retrouve une certaine densité : celle de ces projets pourtant bien intentionnés. Gardez à l’esprit que les habitants de ces quartiers sont pauvres : ils n’ont pas de voiture, et les transports en commun sont insuffisants pour permettre une vraie mobilité. Le choix insupportable laissé à ces populations est de vivre en ville dans de mauvaises conditions (sans aides, parfois dans des logements informels) ou dans de petites maisons coupées du monde. C’est diabolique.

Notez bien qu’il ne s’agit pas là de contester le bien-fondé de l’intervention publique, ni même celui d’une subvention à l’offre de logement, seule à même de garantir la création rapide de logements dans le contexte post-apartheid. C’est l’oubli d’une variable essentielle en économie urbaine, la centralité, qui recrée ce qu’on cherchait à faire disparaitre : des ghettos.

Passons maintenant au bon exemple de politique d’accessibilité aux yeux de Bertaud : le cas des kampungs Indonésiens. Les kampungs sont des villages traditionnels, avec des lois et coutumes locales. L’urbanisation de l’Indonésie a conduit de très nombreux travailleurs pauvres à s’installer dans les kampungs les plus proches des grandes villes, les transformant ipso facto en taudis. Non pas parce que ces installations ont été informelles : elles se sont faites, au contraire, avec la participation active des autorités traditionnelles des kampungs, qui ont créé de petits lots sur la base des propriétés existantes, ainsi que des chemins publics. Mais avec des densités dépassant parfois les 500 habitants par hectare, les conditions sanitaires se détérioraient rapidement. Cette histoire, très banale en soi, devient particulière car, contrairement à une pratique courante, les autorités indonésiennes n’ont pas réglé le problème à coups de bulldozers et de relogement des populations dans des bars de béton corbuséennes. Au contraire, depuis le Kampung Improvement Program de 1969, elles s’emploient à améliorer les conditions sanitaires de ces quartiers, en les raccordant aux réseaux d’eau potable et d’eaux usagées, en organisant la collecte des ordures, en entretenant les voies publiques, et en créant des routes qui mènent à la grande ville. Bref, en fournissant ce que des urbanistes doivent se borner à fournir dans la vision de Bertaud : des routes et des équipements publics.

Selon lui, cette coopération entre les autorités du pays et les autorités locales traditionnelles a permis d’améliorer considérablement la qualité de vie des habitants, et a fait des kampungs une solution acceptable et accessible pour loger des travailleurs pauvres. Je ne connaissais pas les kampungs avant de lire le livre, et je n’ai donc pas le recul nécessaire pour évaluer la pertinence de ce jugement, mais je note en tout cas l’intérêt de cette opposition entre, d’un côté, la destruction-interdiction des taudis, et de l’autre, les politiques de viabilisation des taudis pour les changer en quartiers normaux. L’interdiction de ce qui nous déplait a parfois, en matière d’urbanisme, des conséquences pires que le mal qu’elle prétend combattre.

Entre le faible et le fort

Clairement, la question du partage des tâches entre le marché et la loi est au cœur d’Order Without Design. Or on n’attend pas simplement de la loi qu’elle procure de l’efficacité ou de l’esthétique, mais également qu’elle protège le faible du fort. Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je le dis clairement : c’est ce qu’elle fait, heureusement, dans de nombreux domaines. La loi protège, en effet, les travailleurs des abus des employeurs, les consommateurs des abus des producteurs, etc. Elle protège également les locataires contre les abus des propriétaires, mais l’urbanisme est un domaine dans lequel souvent, intentionnellement ou non, la loi protège les forts contre les faibles. Geler la constructibilité d’un centre ancien peut se justifier par la volonté de préserver une esthétique patrimoniale, mais il ne fait guère de doute que la conséquence d’un tel gel est l’accroissement de la valeur des biens appartenant aux gens qui sont déjà propriétaires, au détriment de l’accessibilité au logement pour les plus modestes. Interdire la location de logements trop petits ou insuffisamment équipés ne permet généralement pas d’aider les plus mal lotis, mais permet en revanche de les exclure de quartiers centraux où le prix du foncier est élevé, pour la plus grande satisfaction des riverains et au bénéfice de la gentrification.

Il y a chez Bertaud une tension entre le libertarien aux réflexes intellectuels prévisibles et le pragmatisme de l’homme de terrain. On peut légitimement être sceptique vis-à-vis du Bertaud libertarien. Mais si les responsables des politiques urbaines acceptaient d’écouter le Bertaud pragmatique, ils en tireraient peut-être la dose indispensable de modestie dans ces situations particulières où la loi opprime et où la liberté libère.

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