Éléments de réponse pour le test de jeudi dernier. Bravo à Jean et à Mathek [add: et à ALC] qui ont répondu à peu près ce que j’avais en tête. Reprenons.
La première question était « la demande globale a-t-elle une importance ? ». La plupart des macroéconomistes répondent « oui » à cette question. Les seuls à répondre « non » (réponse F) appartiennent au courant dit de la « nouvelle économie classique », née dans les années 1970 sous l’influence de Robert Lucas. Il serait très exagéré de considérer que tous les auteurs appartenant à cette école nient tous et de façon absolue que la demande globale puisse avoir une importance. En revanche, la pensée de cette école a deux caractéristiques fortes : 1- la demande globale ne peut avoir d’influence que si les agents économiques se trompent dans leurs anticipations d’inflation, et il est vain d’imaginer que la banque centrale ou le gouvernement puissent les tromper. 2- Dans toutes les crises économiques, les représentants de cette école cherchent systématiquement des causes du côté de l’offre, c’est à dire dans les fondamentaux de l’économie. Pour la grande dépression des années 1930, par exemple, Harold Cole et Lee Ohanian cherchent dans le New Deal des mesures qui auraient ralenti la reprise économique en augmentant le coût du travail et le pouvoir de monopole des grandes entreprises. Pour être honnête, les auteurs reconnaissent que la crise est bel et bien créée par un choc de demande, mais que la longueur de la crise est imputable à l’offre. De nos jours, les conséquences fiscale de la réforme de la protection sociale mise en œuvre par Barack Obama ainsi que l’augmentation de la durée d’indemnisation du chômage seront volontiers convoquées pour expliquer la lenteur de la reprise.
En résumé, pour les nouveaux classiques :
– une crise peut survenir si l’inflation chute d’une façon brutale et inattendue.
– mais le public révisera alors rapidement ses anticipations d’inflation, si bien que la crise devrait prendre fin rapidement. Nul besoin d’intervenir.
– si malgré tout la crise se prolonge, c’est certainement à cause des interventions politiques destinées à y mettre fin.
Tous les autres courants de la macroéconomie reconnaissent un rôle à la demande globale. Mais ce rôle peut concerner uniquement le court terme, ou le long terme également. Commençons par ceux qui considèrent que la demande globale a « toujours » un rôle. C’est là que se situait mon piège. La question suivante était de savoir si la demande globale était stimulée plus efficacement par la politique monétaire ou budgétaire. A ma connaissance, il n’existe pas de courant qui considère en même temps que la demande globale a une importance même à long terme et qui considère que la politique monétaire la stimule avec plus d’efficacité que la politique budgétaire. Donc, selon moi, la réponse A ne correspond à aucun courant établi. Mais la réponse de Jean me fait douter… Les post-keynésiens constituent un courant relativement marginal, qui insistent sur le caractère endogène de la monnaie : en périodes fastes, les banques sont enclines à accorder des crédits qui, par construction, gonflent la masse monétaire. Inversement, les phases de récessions paralysent le crédit ce qui contracte la masse monétaire. Ainsi, pour eux, il est vain de vouloir contrôler la masse monétaire pour influencer le cycle économique. Ce qui me fait dire que Jean se trompe. Mais, en revanche, il est exact que les mêmes post-keynésiens insistent sur l’importance des taux d’intérêt de la banque centrale, si bien que Jean a peut-être raison de les mettre dans la catégorie A. Serais-je tombé dans mon propre piège ?
Je suis, en revanche, plus sûr de moi quand je dit que la réponse B correspond aux premiers keynésiens, et à quelques keynésiens actuels qui n’adhèrent pas entièrement aux évolutions récentes du keynésianisme. Pour les keynésiens « à l’ancienne », évidemment, la demande globale a une importance, et cette importance concerne le fonctionnement de l’économie dans le long terme. Les politiques devraient avoir le soucis constant de s’assurer que la dépense des agents économiques soit suffisamment importante pour assurer le plein emploi des capacités de production. En témoigne cette citation de Joan Robinson, extraite d’une lettre que j’ai traduite récemment :
« (…) je comprends en un coup d’œil que Keynes montre que le chômage va être un écrou très difficile à desserrer, car il n’est pas juste un accident – il a une fonction. »
En témoigne également cet extrait d’un article du keynésien James Tobin publié en 1972 par l’American Economic Review :
« Zero-inflation unemployment is not wholly voluntary, not optimal, I might even say not natural. In other words, the economy has an inflationary bias: When labor markets provide as many jobs as there are willing workers, there is inflation, perhaps accelerating inflation. »
Le sens de cet extrait est extrêmement clair : il ne saurait y avoir, en aucun cas, de plein emploi sans inflation. En témoigne enfin cette analyse récente de Joseph Stiglitz de la crise. Selon lui, la dynamique de long terme des sociétés capitalistes se caractérise par des changements techniques qui réduisent le revenu de certaines catégories d’agents, entrainant ainsi des crises, si le pouvoir politique n’intervient pas. Ainsi, la grande dépression des années 30 aurait été causée par l’amélioration de la productivité agricole, qui a privé d’emploi et de revenu un grand nombre d’agriculteurs. De la même manière, le basculement de l’activité économique américaine de l’industrie vers les services serait responsable de la chute de la demande globale qui aurait entrainé la crise actuelle.
L’autre caractéristique de ces keynésiens « à l’ancienne » est qu’ils doutent de l’efficacité de la politique monétaire. Toujours dans le même article, Joseph Stiglitz constate ce qu’il considère comme un échec des politiques de quantitative easing (qui reviennent à des créations massives de liquidités) de la part de la federal reserve, et en tire également des conclusions sur l’inanité (selon lui) des analyses monétaires de la grande dépression :
« the inability of the monetary expansion to counteract this current recession should forever lay to rest the idea that monetary policy was the prime culprit in the 1930s »
De nos jours, l’idée que la demande globale a une importance à long terme sur le fonctionnement réel de l’économie est assez nettement devenue minoritaire. Quand ils n’appartiennent pas à la catégorie F, les macroéconomistes contemporains (de même que certains anciens) considèrent généralement que la demande globale n’a d’importance qu’à court terme. On peut dire sans craindre de trop se tromper (et au prix d’anachronismes pour certains auteurs) que les auteurs des catégories C, D et E sont convaincus que ceux de la catégorie F ont raison i- de mettre l’accent sur les anticipations faites par les agents économiques, et ii- de refuser de construire des modèles dans lesquels ces anticipations sont entachées d’un biais systématique (consistant, par exemple, à systématiquement surestimer ou sous-estimer l’inflation).
Ils se distinguent néanmoins des nouveaux classiques car ils estiment que lorsque les anticipations ne se réalisent pas, ce qui peut arriver lorsque l’économie est soumise à des chocs, l’ajustement de tous les prix (yc salaires, loyers, etc) est beaucoup trop compliqué à mettre en place pour que l’économie puisse se relever à court terme. Paul Krugman citait récemment un texte de Milton Friedman, avec qui il était pourtant en désaccord sur bien des choses, qui illustre ce problème de coordination :
« The argument for flexible exchange rate is, strange to say, very nearly identical with the argument for daylight saving time. Isn’t it absurd to change the clock in summer when exactly the same result could be achieved by having each individual change his habits? All that is required is that everyone decide to come to his office an hour earlier, have lunch an hour earlier, etc. But obviously it is much simpler to change the clock that guides all than to have each individual separately change his pattern of reaction to the clock, even though all want to do so. The situation is exactly the same in the exchange market. It is far simpler to allow one price to change, namely, the price of foreign exchange, than to rely upon changes in the multitude of prices that together constitute the internal price structure. »
Ce texte, qui concerne à priori le rôle du taux de change en matière de commerce international, permet de façon plus générale de comprendre l’importance de la demande à court terme : si l’inflation, en raison d’un choc (panique bancaire par exemple), est plus faible que prévu, alors il faudrait revoir à la baisse tous les prix simultanément : les prix de vente des biens manufacturés, les salaires, les loyers, les taux d’intérêt, etc. ce qui peut être long et pénible. Une autre solution est de stimuler la demande afin de recréer suffisamment d’inflation pour que le niveau général des prix soit à nouveau en ligne avec ce qui était anticipé.
Trois écoles se reconnaissent (avec peut-être un bémol pour une d’entre elles) dans cette vision du rôle de la demande à court terme. Voyons ce qui les distingue.
Pour l’école représentée par la réponse C, c’est la politique monétaire qui est, en toutes circonstances, la plus efficace pour stimuler la demande. Le mécanisme est le suivant : une augmentation de la masse monétaire créée un excédent de liquidité, que les agents économiques chercheront à remplacer par des placements plus rentables : obligations, actions, logements, …, dont le prix augmentera. Ces augmentations de prix encouragent l’investissement (les obligations plus chères correspondent à des taux d’intérêt plus faibles, les actions plus chères permettent de lever des fonds à moindre coût, les logements plus chers rendent rentables les constructions nouvelles…). La politique budgétaire, en revanche, a une faible efficacité, car les dépenses publiques doivent être financées, soit par des impôts immédiats, soit par de la dette et donc des impôts futurs, qui, dans les deux cas, contrebalanceront au moins une partie du stimulus budgétaire.
Ce contrôle de la demande via la politique monétaire est souhaitable, pour les monétaristes (école de Milton Friedman), ainsi, comme le souligne Jean dans ses réponses, que pour les nouveaux monétaristes (ou « monétaristes de marché » : Laars Christensen, Scott Sumner,…) et certains nouveaux keynésiens (Greg Mankiw par exemple). Bien des anciens classiques (tels David Hume) se reconnaitraient vraisemblablement eux aussi dans ce courant. Il ne s’agit pas ici de stimuler en permanence la demande, mais de la stimuler lorsque l’activité donne des signes de ralentissement, et de la freiner, au contraire, lorsque l’inflation menace de s’emballer.
Pour les tenants de la réponse D, au contraire, il est dangereux de vouloir intervenir : bien que la demande globale ait une importance à court terme, la banque centrale ne devrait pas s’en préoccuper. Les représentants de cette réponse sont les plus « libéraux » (dans le sens de l’hostilité à l’intervention publique) de la liste : les économistes autrichiens, héritiers de Friedrich Hayek. Leur argument est que la production ne doit pas être considérée comme un tout homogène : une distinction doit être faite entre les biens de consommation, qui répondent à une demande immédiate, et les biens d’investissement, qui permettent d’augmenter les capacités de production futures de l’économie, et qui répondent donc à une demande future. Or, selon les autrichiens, investir n’a de sens que si les consommateurs souhaitent réellement accroître leur épargne actuelle, pour accroître leur consommation future. Les stimuli monétaires donnent l’illusion que l’investissement est rentable, car le taux d’intérêt est faible. Mais les biens d’investissement ainsi accumulés se révèlent finalement inutiles, lorsqu’il apparait que les consommateurs n’ont pas réellement accru leur épargne, et qu’ils ne souhaitent donc pas accroître leur consommation future. Les bulles immobilières sont le type d’évènements mis en avant par les autrichiens : des taux d’intérêt faibles encouragent la construction de logements neufs, comme en Espagne dans les années 2000, mais ces logements ne trouvent pas acquéreurs, et conduisent à la ruine des entrepreneurs trompés par des taux d’intérêt artificiellement faibles. Certes, le stimulus a créé de l’emploi (dans la construction), mais est à l’origine de la crise (la destruction d’emplois dans la construction). Mieux vaut donc laisser le marché déterminer dans quel secteur d’activité se trouvent les emplois pérennes, plutôt que de brouiller ce signal fondamental qu’est le taux d’intérêt.
Enfin, les partisans de la réponse E sont, pour l’essentiel, ceux que l’on appelle les nouveaux keynésiens (ou la plupart d’entre eux en tout cas). Paul Krugman est, évidemment, le plus éminent représentant de ce courant. Pour les nouveaux keynésiens, il existe deux situations économiques bien distinctes : les situations ordinaires, au cours desquelles le taux d’intérêt nominal de la banque centrale est éloigné de 0%, et les « trappes à liquidités », au cours desquelles ce taux est à peu près à 0%. Pendant les situations ordinaires, les nouveaux keynésiens ne soutiennent pas des positions très éloignées de celles des monétaristes. Dans ces situations, ce qui les distingue des monétaristes est presque un détail technique : ils considèrent que l’instrument privilégié de la politique monétaire est le taux d’intérêt (que la banque centrale doit baisser ou accroître), tandis que les monétaristes accordent plus d’importance à la masse monétaire. Mais lorsque le taux d’intérêt nominal de la banque centrale est proche de 0%, ce détail prend toute son importance. En effet, le taux nominal ne peut pas, pour des raisons évidentes, prendre une valeur négative. Si l’on considère, comme les nouveaux keynésiens, que l’efficacité de la politique monétaire passe par l’influence des taux à court terme sur les taux à long terme, qui eux-même stimulent les investissements, alors la banque centrale ne peut plus rien faire lorsque son taux est déjà à 0. Certes, elle peut accroître les liquidités, mais lorsque les taux d’intérêt sont nuls, conserver ces liquidités ne rapporte pas mois que d’autres placements, si bien que les liquidités nouvellement créées sont tout simplement thésaurisées, et n’ont aucune conséquence économique. Dans ces conditions, la seule façon de stimuler la demande est de dépenser directement, via l’accroissement temporaire des dépenses publiques.
Quelques remarques pour conclure :
-D’abord, je fais observer que le courant le plus radical dans son hostilité à l’intervention publique (le courant autrichien) n’est pas le courant le plus radical concernant l’inefficacité de cette intervention publique (le courant nouveau-classique). Pour les nouveaux classiques, la politique monétaire n’a simplement pas d’influence, ni positive ni négative, sauf si elle conduit à une hyper-inflation. Pour les autrichiens, la politique monétaire a bien des effets positifs à court terme, mais est à proscrire car ses effets à long terme sont d’autant plus désastreux que les effets de court terme auront été positifs.
-Ensuite, j’attire l’attention des lecteurs sur une source de confusion importante : il existe deux types biens distincts d’oppositions à la politique monétaire. La première forme d’opposition est celle qui considère qu’elle est néfaste car inflationniste (nouveaux classiques, autrichiens). La seconde est celle qui considère qu’elle est insuffisante pour stimuler la demande globale (anciens keynésiens), et qu’il faut lui préférer la politique budgétaire. Il est important de ne pas confondre ces deux types de rejets de la politique monétaire : pour les premiers, elle va trop loin, pour les seconds, elle ne va pas assez loin.
-Enfin, je voudrais mettre en avant le fait que la présentation faite dans ce billet des différents courants macroéconomiques peut donner une impression bien trompeuse d’une profession totalement balkanisée. En réalité, (outre le courant A qui n’existe pas) les courants B et D sont relativement marginaux : le courant B (les vieux keynésiens) parce qu’il n’a pas intégré la révolution des anticipations rationnelles, le courant D (les autrichiens) parce que ses représentants refusent de proposer de leur théorie une version formalisée qui permettrait d’expliciter tous les mécanismes sous-jacents et de les rendre empiriquement réfutables (c’est en tout cas mon interprétation). Le courant F (les nouveaux classiques) est théoriquement assez éloigné des courants C (monétaristes, anciens classiques) et E (nouveaux keynésiens), mais en pratique, ils reconnaissent volontiers que les crises peuvent provenir de problèmes de demande. Je vous invite par exemple à parcourir ces diapositives de Robert Lucas sur les crises de 1930 et 2008, qui avancent sans ambiguïté des explications basées sur la demande (résumées par cette phrase p17, au sujet des années 30 : « No change in american ability to produce »), même s’il préconise un arrêt des politiques actives pour des raisons basées sur l’offre. Enfin, les mêmes courants C et E sont en réalité relativement proches. Ils ont les mêmes modèles, basés sur les anticipations rationnelles (pour les contemporains en tout cas) et sur la rigidité des prix. Leur seul point de divergence concerne les trappes à liquidité, mais même dans ce cas, les nouveaux keynésiens reconnaissent que des interventions de la banque centrale peuvent, au moins en théorie, sortir l’économie de telles trappes, via les anticipations d’inflation. C’est pour cette raison que Krugman, pourtant grand défenseur de la théorie des trappes à liquidité, a néanmoins accueilli favorablement les « quantitatives easings » (injections de liquidités) de la federal reserve.
J’irai même plus loin : étant donné i- la proximité entre la plupart des macroéconomistes contemporains, et ii- leur distance avec la perception qu’ont de l’économie nombre de dirigeants politique, ils seraient mieux inspirés en tentant de communiquer sur les points de consensus qu’en se perdant en polémiques stériles.
PS : pour ma part, je suis C la plupart du temps, E de temps en temps, et j’ai quelques rares accès de D et F, mais je me soigne.