
Voilà un vrai sujet de malentendu, non seulement entre économistes et non-économistes, mais également entre économistes eux-même. La microéconomie, qui s’intéresse aux comportements individuels et à leurs interactions à petite échelle (petit marché, fonctionnement d’une organisation…), est souvent accusée de reposer sur une vision trop mécanique des comportements humains. Le profane qui ouvre un livre de microéconomie est souvent dérouté de découvrir cette discipline qui se fonde sur l’hypothèse que son beau-frère Gérard et son pâtisser Lulu prennent leurs décisions en résolvant des problèmes mathématiques d’optimisation sous contrainte incompréhensibles pour 95% de la population.
Cette vision extrême de la rationalité des acteurs est souvent utilisée pour critiquer les approches économiques les plus orthodoxes. Certaines écoles s’en écartent délibérément, en se revendiquant d’approches évolutionnistes, fondées sur une rationalité limitée, et sur l’utilisation par les acteurs de routines plutôt que de recherche perpétuelle d’optima. Rien de ce que j’écrirai dans ce billet ne conteste la valeur des résultats obtenus par ces approches. Je les connais peu. Je sais qu’elles ne se bornent pas à des spéculations épistémologiques, et qu’elles ont produit de la connaissance, notamment dans le domaine des systèmes nationaux d’innovation.
Simplement, opposer l’évolutionnisme à la microéconomie classique est une erreur. Car, comme le dit le titre du billet, la microéconomie classique est évolutionniste. Plus précisément, ses propositions n’ont de sens que si elles s’interprètent comme l’équilibre d’un processus évolutionniste.
Pourquoi les girafes ont-elles un long cou ? Pour leur permettre de s’alimenter sur des arbres hauts. Voilà typiquement un raisonnement évolutionniste. Naturellement, si vous implantez des vaches dans un environnement dans lequel la seule nourriture disponible est située sur des arbres hauts, leur cou ne va pas spontanément grandir. Elles vont juste s’éteindre. Les processus évolutionnistes sont lents. Si un groupe d’animaux aux cous courts en moyenne entreprend de coloniser une région dans laquelle il y a plus à manger en hauteur qu’au sol, les individus ayant un cou plus haut que les autres s’alimenteront mieux. Ils survivront plus facilement, et donc se reproduiront plus facilement. On verra donc, avec le temps, les cous s’allonger dans la population. De temps en temps, un accident génétique produira même un cou nettement plus long, dont l’heureux porteur aura nettement plus de chances de se reproduire que les autres. L’accident initial deviendra de plus en plus commun, avant de devenir la norme.
Il y a deux choses à retenir dans cette histoire de girafes. La première est le mécanisme de l’évolution. C’est un mécanisme complexe, basé sur la transmission des caractères les plus adaptés à l’environnement. Il peut faire intervenir des accidents, donc de l’aléa. La seconde est le résultat, ou l’équilibre : les girafes ont un long cou pour leur permettre de s’alimenter sur des arbres hauts. Ce résultat s’apparente à un comportement optimisateur, alors qu’il n’est pas réellement issu d’un modèle mathématique d’optimisation (de la taille du cou) sous contrainte (de la répartition verticale de la nourriture). Pourtant, on peut le retrouver, théoriquement, à l’aide d’un tel modèle.
Revenons-en à l’économie. Critiquer l’hypothèse de rationalité pour son irréalisme revient à critiquer la théorie de l’évolution au prétexte que les girafes n’ont pas la capacité à optimiser elles-même la taille de leur cou. Illustrons cela avec un exemple simple. Un jeune pizzaiolo ouvre un nouvel établissement. Il doit déterminer sa politique de prix. La théorie économique a un modèle pour lui. Il doit pratiquer un prix égal à son coût marginal augmenté d’un markup, fonction inverse de l’élasticité-prix de la demande s’adressant à son établissement. Problèmes : il ne sait pas ce qu’est un coût marginal, il ne sait pas ce qu’est une élasticité-prix de la demande, et comme il n’a pas encore ouvert, il n’aurait de toute façon pas les moyens de connaître cette élasticité. Comment va-t-il faire ? C’est compliqué. Il va peut-être fixer le prix de la reine à 9€, au pif. Ou parce qu’il connaît une autre pizzeria, dans une autre ville, qui vend la reine à 9€. Il est très difficile de deviner ce qu’il va faire, surtout s’il est jeune et inexpérimenté. Il va donc peut-être vendre la reine à 9€, en probable contradiction avec la théorie économique. Au bout de quelques mois d’exploitation, il se stabilise à 62 reines vendues par jour, ce qui lui fait un chiffre d’affaire de 558€. Son coût total, pour sa part, est de 410€ par jour, soit un bénéfice de 148€. Et puis un jour, il va réviser ses prix. Il va faire passer la reine à 10€. Pourquoi ? On ne sait pas précisément. Il estime peut-être que ce prix est plus ‘juste’. Peut-être s’inspire-t-il encore d’une autre pizzeria située ailleurs. Peut-être ses parents lui ont-ils affirmé que ses prix étaient trop bas. Toujours est-il que ses ventes se stabilisent à 50 par jour, pour un chiffre d’affaire de 500€. Fabriquer 50 reines coûte évidemment moins cher que d’en fabriquer 62. Son coût total baisse à 350€. Il est donc ravi de constater que son profit est passé de 148€ à 150€ par jour. Ce n’est pas énorme, mais c’est quand même plus.
Quelques mois passent, et ça le démange : et si il continuait à augmenter son prix ? Il tente alors le coup : la reine passe à 11€. La demande baisse à 41 par jour, pour un chiffre d’affaire de 451€. Son coût, lui aussi, baisse à 305€ pour un profit de 146€.
Ah ! cette fois-ci, la hausse du prix fait baisser son bénéfice. Certes il gagne plus d’argent sur chaque reine vendue, mais il en vend tellement moins que finalement la baisse du chiffre d’affaire est plus marquée que celle du coût de production. On peut s’attendre à ce qu’il fasse machine arrière et revienne à un prix de 10€ pour ré-augmenter son profit.
Comme pour le cou de la girafe, il y a deux choses à retenir de cette histoire. La première est le processus décisionnel. Le mécanisme. Et comme pour le cou de la girafe, c’est compliqué. Compliqué parce que les individus ne sont pas des ordinateurs. Ils suivent leurs affects. Ils s’imitent les uns les autres. Ils font intervenir leur idée de la justice dans leur prise de décision. La deuxième, c’est le résultat. Et le résultat, lui, est beaucoup plus mécanique : il correspond à ce qui permet à notre pizzaiolo de maximiser son profit. Les psychologues s’intéressent bien plus à la première chose qu’à la seconde. Les économistes, c’est l’inverse. Ils accordent assez peu d’importance au mécanisme par lequel le pizzaiolo arrivera à trouver le prix qui maximise son profit. Ils préfèrent fonder leurs modèles théoriques sur l’hypothèse que, d’une manière ou d’une autre, il y parviendra. Ce qui permet de se concentrer sur les conditions de maximisation du profit. Dans un cours de micro économie, on ne raconte pas notre histoire de pizzaiolo de cette façon. Voilà ce qu’on raconte :
« Soit un producteur confronté à la fonction de demande q=5000/p² et à la fonction de coût C=100+5q. Trouvez son prix de vente. »
L’étudiant de première année va utiliser ces fonctions pour exprimer le profit en fonction des quantités, puis de trouver la quantité qui maximise ce profit, et enfin trouver le prix qui permet d’écouler cette quantité. Le microéconomiste averti, lui, observera immédiatement, à la lecture de l’énoncé, que l’élasticité de la demande est de -2 et le coût marginal de 5, et il écrira directement :
p=5*(1/(1-1/2))=10€
Se référant ainsi à deux concepts que le pizzaiolo ignore vraisemblablement.
On s’en fiche ! Ce qui compte, ce n’est pas de savoir si ce pizzaiolo fixe son markup en fonction de l’élasticité de la demande, mais si effectivement le prix qu’il finit par fixer reflète bien cette relation.
Vous pensez peut-être que cette histoire est trop simpliste pour être convaincante. Qu’en réalité, il faudrait tenir compte de la variété des plats proposés, des cartes de fidélité, de la qualité des produits, des coûts irrécupérables liés aux changements de tarification… en réalité, tenir compte de toutes ces finesses correspond précisément à ce que font les micro-économistes. Si les modèles sont si compliqués en microéconomie, c’est parce qu’ils s’emploient à intégrer toutes ces finesses, renforçant ainsi l’écart entre la réalité du processus de décision et la modélisation théorique. Mais là encore, ce qui compte, c’est l’adéquation entre ce que donne le processus de tâtonnement empirique et la prévision théorique, et pas les ressors psychologiques de ce tâtonnement.
Finalement, la démarche du microéconomiste peut se résumer comme suit : toute variation qu’un entrepreneur apportera à sa routine aura une influence sur son profit (idem pour un individu maximisant son « utilité » et non son profit). Si celle-ci est positive, il la conservera, et sera tenté d’aller plus loin. Si elle est négative, il reviendra en arrière.
Toutes les conditions « à la marge » énoncées par la microéconomie (ex : « la recette marginale est égale au coût marginal ») peuvent être interprétées de façon évolutionniste : elles indiquent dans quelle circonstance l’évolution des routines de l’entrepreneur va se stabiliser.
Alors bien sûr, on peut choisir de penser que les situations en dehors de l’équilibre sont tellement fréquentes qu’elles méritent qu’on s’y intéresse. On peut penser que lorsque des touristes s’agglutinent dans une partie de la plage laissant une autre partie presque déserte, c’est parce qu’ils ne sont pas rationnels et que leur processus de tâtonnement ne les a pas encore conduits à occuper l’espace de façon plus homogène. Mais on peut aussi penser qu’il y a des méduses dans la partie laissée déserte.
Pour ma part, d’expérience, je me méfie des zones de plage délaissées par les touristes.
Très intéressant. Mais comment décrire un système où il y a plus d’un optimum et où les relations d’offre et de demande peuvent ne pas être linéaires.
Si on reprend l’exemple de la pizzeria, il peut y avoir un optimum à 8 € où la pizza est à emporter servie dans un local blanc et moche et un autre à 25 € où elle est servie à table avec des ingrédients biosourcés équitables et où on vous met en scène une « expérience » de dolce vita. Les deux avec un bénéfice identique, mais un chemin d’adaptation très différent.
C’est peut-être là que les approches évolutionnistes apportent une souplesse intéressante.
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Il y a des modèles à équilibres multiples (stables), et dans ce cas la dynamique est intéressante (et traitée par la théorie standard).
Mais encore une fois, la théorie standard EST évolutionniste. Lorsque la dynamique n’est pas intéressante, elle n’en parle pas, lorsqu’elle est intéressante elle en parle.
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Parfaitement pédago, comme toujours.
Je tique cependant sur la dernière phrase, qui suggère que les cas non standards sont, sinon farfelus, du moins négligeables.
N’est-il pas plus robuste de dire que la théorie standard est évolutionniste sur son champ ?
Qui reste partiel, même si vous estimez qu’il est large. C’est-à-dire là où on a quelquechose comme « rendement décroissant + concurrence à la Cournot ».
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