« Capital et Idéologie » de Thomas Piketty

J’ai fait partager à ceux qui me suivent sur Twitter des commentaires au fil de ma lecture du dernier opus de Thomas Piketty : « Capital et Idéologie ». Le résultat est un fil assez copieux et pas forcément très digeste, qui suit de près le plan du livre. Or, s’il est un livre qui mérite une chronique non linéaire, c’est bien celui-ci. Pour ceux qui ont lu ce fil, vous devriez trouver dans le présent billet des choses assez différentes et assez complémentaires.

Je commencerai cette chronique par un résumé de l’argument de Piketty. Comme il y a beaucoup d’idées dans ce livre, il ne serait pas très opportun de les discuter une par une. Je me concentrerai donc, après ce résumé, sur ce qui constitue à mon sens le cœur du livre, à savoir l’émergence d’un double clivage politique autour de la question de la « propriété » et de celle de la « frontière ». Je conclurai sur quelques considérations sur la supposée inversion de la logique marxiste à l’œuvre dans le livre.

1200 pages en quelques lignes.

Comme je l’ai indiqué à plusieurs reprises sur mon fil Twitter, l’efficacité est loin d’être la qualité première du livre de Piketty. La substance de son propos n’aurait probablement pas beaucoup souffert d’une division par deux du nombre de pages. Des quatre parties du livre, les trois premières constituent un ensemble historique assez cohérent, tandis que la quatrième aurait pu constituer un livre séparé traitant de problématiques politiques actuelles.

Vous pouvez prendre les trois première parties comme une histoire économique globale, centrée sur la question des inégalités. Dans ce cas, vous utiliserez chaque chapitre comme un résumé de ce que disent les historiens sur certains sujets, tels que l’esclavage transatlantique, les empires coloniaux, la mondialisation du 19ème siècle etc. Mais l’auteur préfèrera sans doute que vous y voyez un schéma général de l’évolution de nos sociétés, marqué par une succession de phases. Il s’en défend avec beaucoup de maladresse, en soulignant dès que l’occasion se présente la multiplicité des trajectoires historiques possibles et des points de bifurcation entre ces trajectoires. Mais il ne s’agit que de précautions visant à lui éviter des procès en téléologie ou en hégélianisme. Car il y a bien, dans ce livre, une dynamique générale qui est la suivante :

Au départ sont les sociétés ternaires, avec une classe laborieuse, une classe militaire et une classe spirituelle. La première nourrit les deux autres, qui sont les bénéficiaires de ce régime inégalitaire, tout en ayant entre elles des rapports de contre-pouvoir qui évitent les excès. Mais l’Europe remplace, de façon plus ou moins graduelle selon les pays, cette société en trois classe par une société « propriétariste ». L’inégalité liée à la naissance est remplacée par une égalité formelle vis-à-vis du droit, et en particulier vis-à-vis de la protection contre l’expropriation. Mais la propriété, sensée être le vecteur de l’épanouissement individuel, finit par justifier des inégalités de revenu et de patrimoine qui culminent entre la fin du 19ème siècle et la première guerre mondiale. Non contente d’inventer le propriétarisme, l’Europe, militairement puissante en raison de ses incessantes divisions, conquiert le monde, et y impose sa loi, en pratiquant l’esclavage, la colonisation et en imposant à l’Asie un commerce inéquitable. Le propriétarisme crée donc des inégalités internes, mais également des inégalités internationales.

Le chaos du vingtième siècle, avec ses deux guerres mondiales et sa grande dépression, change la donne. Il y a deux réactions différentes : le communisme et la social-démocratie, définie comme un (ré)encastrement social des marché. La première a échoué, la seconde a réussi… jusqu’à un certain point. De l’après-guerre aux années 80, la croissance est forte et les inégalités diminuent prodigieusement dans les pays qui ont fait le choix de conserver une forme de propriété et d’économie de marché, mais avec une fiscalité fortement progressive (notamment aux USA) et une augmentation des dépenses publiques liées à la santé, à l’éducation et la lutte contre la pauvreté.

La chute du communisme entraîne la social-démocratie avec elle. A partir des années 80, s’enclenche un mouvement de mondialisation qui fait penser à celui du 19ème siècle. On diminue la progressivité de l’impôt (pas la fiscalité dans son ensemble), qui permet à de gros patrimoines de se reconstituer. On organise la libre circulation des capitaux, sans prendre soin de passer des accords internationaux pour échanger des informations et harmoniser la fiscalité sur le patrimoine et les hauts revenus.

La dernière partie du livre se consacre aux conséquences politiques de cette évolution, et formule des propositions pour modifier le cours de l’histoire. Les conséquences politiques se résument de la manière suivante : les clivages politiques, qui étaient jusqu’à présent largement fondés sur les différences de revenu ou de richesse (les pauvres votaient à gauche, les riches à droite), ont été parasités par la question de la « frontière » des communautés nationales. D’un côté, règne une forme de fatalisme sur les possibilités de redistribuer les revenus entre classes, d’un autre, les brassages de populations liés à l’ère postcoloniale ont remplacé un sentiment d’appartenance à une classe par un sentiment d’appartenance à un groupe ethnique ou religieux (qu’il soit majoritaire ou minoritaire).

Le pari de Piketty est que les clivages fondés sur la frontière sont éphémères et artificiels. Ses propositions pour en sortir relèvent de la fiscalité et de la coopération internationale. Sur le volet fiscal, il s’agit de retrouver une très forte progressivité dans les impôts sur les revenus, les patrimoines et les successions. Ces mesures fiscales permettraient, pour prendre la mesure la plus spectaculaire, de financer un don à chaque jeune de 25 ans d’une somme de 120’000€, qui pourrait l’aider à acquérir un logement, lancer une affaire, etc. Sur le volet de la coopération internationale, Piketty promeut le fédéralisme plus ou moins généralisé, et en particulier au niveau européen. L’idée étant que si les impôts sur les plus fortunés étaient décidés dans un cadre multinational, on éviterait le dumping fiscal et la défiance entre pays. Les classes populaires pourraient enfin bénéficier de la mondialisation, sans souffrir de ses aspects les plus négatifs.

De la « propriété » et la « frontière »

Dans ce double clivage politique, autour de la propriété et de la frontière, Piketty est très convaincant sur la propriété, mais beaucoup trop incantatoire sur la frontière. Les fractures liées à la frontière sont multiformes. Frontières internes aux communautés nationales (majorité ou natifs vs minorités ethniques ou religieuses), frontières entre pays Européens, séparatisme, etc. Clairement, ce qu’aimerait Piketty, c’est voir toutes ces frontières s’estomper. Ses réflexions sur la propriété le conduisent à préconiser une forte taxation de facteurs mobiles : gros patrimoines et travailleurs fortement qualifiés. S’ils sont mobiles, autant organiser leur taxation sur une base internationale, afin d’éviter une compétition fiscale entre États, qui ne peut que nuire à l’objectif redistributif. Il existe une autre possibilité : réduire leur mobilité. Entre ces deux options, la première consiste en un affaiblissement des frontières entre nations, la seconde en un renforcement de ces frontières. Piketty se présente comme un « égalitariste-internationaliste », et préfère donc la première option. C’est parfaitement louable, mais on ne saurait créer ou faire disparaître des nations sans un large consensus populaire. S’il parle abondamment du sujet de la frontière, c’est pour déplorer le poids qu’il a pris dans le débat public, sans réellement chercher à expliquer le phénomène, autrement que par les brassages de population dans le monde post-colonial et par le vide laissé par l’abandon de la question de la redistribution. Le problème de cette vision est qu’elle n’est pas un simple exercice de philosophie politique, mais une tentative de mettre en lumière des trajectoires possibles étant donné l’état de l’opinion et des alliances qui pourraient se constituer en son sein. Or les catégories mises en avant par Piketty sont trop sommaires pour rendre compte convenablement de ce sujet.

En se focalisant sur le cas Français, il oppose, parmi les segments de l’opinion qui se déclarent sensibles aux inégalités, les « sociaux-nativistes », autrement dit l’extrême droite, aux « egalitaristes-internationalistes », représentés par la tendance Mélenchon-Hamon. Il montre le bien-fondé de sa distinction par le fait que 91% des électeurs RN considèrent qu’il y a « trop d’immigrés », contre « seulement » un tiers pour les électeurs Mélenchon-Hamon. Outre qu’un tiers, ça fait beaucoup, Piketty réduit ici la question multiforme de la frontière à une de ses composantes, celle de la frontière interne à la communauté nationale, qui n’est pas la plus pertinente dans le contexte. Un électeur de Mélenchon peut à la fois être sensible au racisme qui touche les minorités et souhaiter amender les traités internationaux afin  de limiter le commerce international et les mouvements de capitaux. Ces mêmes personnes seront probablement réticentes à l’idée de mettre en place une fiscalité commune avec l’Allemagne et l’Espagne. Pas forcément en raison d’un nationalisme exacerbé, mais au moins par crainte que des différences culturelles ne se traduisent par des mesures trop inégalitaires. Ce n’est pas toujours en vertu d’un principe général qu’on rejette l’internationalisme.

Un citoyen convaincu que ses idées ont plus de chances d’être majoritaires dans un cadre national qu’à une échelle plurinationale a de bonnes raisons de se faire l’avocat du cadre national, sans qu’il s’agisse nécessairement de nativisme de sa part. A contrario, lorsqu’on observe, après plusieurs décennies de globalisation, que la question de la frontière devient un sujet de crispation politique, il faut être un adepte de la méthode Coué pour imaginer qu’on va faire reculer l’importance qu’une grande part de l’opinion lui accorde en prônant un affaiblissement supplémentaire des frontières. 

Il y a chez Branko Milanovic et Dani Rodrik des idées qui viennent relativiser l’enthousiasme de Piketty. Chez Milanovic, la célèbre courbe de l’éléphant montre que les gagnants de la croissance mondiale de ces 30 dernières années sont une partie des pauvres des pays pauvres et les riches des pays riches, tandis que les perdants sont les classes moyennes des pays riches. Or, si l’on se place d’un point de vue global, les classes moyennes des pays riches devraient être considérées comme des classes riches. Pourtant, il n’a traversé l’esprit de personne de dire aux gilets jaunes qu’à l’échelle du monde, ils étaient riches. C’est parce que les questions distributives sont encore largement ressenties à l’échelle nationale. 

Quant à Rodrik, il se montre, dans son livre « Straight talk on trade », sceptique sur les tentations de remplacer les Etats par de grandes structures fédérales supra-nationales. Sans avoir une approche essentialiste des différences de cultures, il observe que même de petites différences de cultures peuvent conduire à une structuration différente des vies politiques de differents pays. Certains sujets, comme l’inflation, les finances publiques ou la sécurité, peuvent avoir plus d’importance dans certains pays que dans d’autres pour définir les clivages politiques. En retour, si les clivages politiques se structurent autour de sujets différents, les opinions individuelles tendent à être influencées par ces clivages. Pour Rodrik, la mondialisation économique n’a pas débouché sur une convergence des opinions publiques. Si bien qu’une décision imposée, par exemple, par un référendum franco-allemand, mais très majoritaire en Allemagne et minoritaire en France, aurait du mal à être acceptée en France. Et Rodrik voit dans ce fait un avantage : le maintien d’une grande diversité des institutions nationales, précieuse à ses yeux.

Marx à l’envers… ou à l’endroit

On a beaucoup parlé, au sujet de ‘Capital et Idéologie’ de d’une forme de Marxisme inversé, qu’il revendique d’ailleurs lui-même assez directement. Pour rappel, Marx considère que l’idéologie n’est qu’un sous-produit de la vie économique, et des rapports de domination qui la constituent. Piketty, au contraire, prétend, tout au long du livre, montrer à quel point les variations idéologiques ont des effets puissants sur le cours de l’histoire. Cette assertion est assez agaçante, car elle n’est que très rarement étayée. D’une part, la description des débats idéologiques ne tient qu’une place marginale dans la partie historique du livre, noyée sous des descriptions de tel dispositif fiscal ou de telle évolution démographique. D’autre part, il n’existe pas de manière très probante de déterminer qui, de l’idéologie ou du rapport de domination, influence l’autre, à quelques rares exceptions près (comme par exemple l’impact dévastateur des thérapies de choc en Russie). Néanmoins, cette faiblesse n’est pas très grave. Il faut comprendre que Piketty est dans un combat politique. Les idées qu’il défend (fiscalité hyper progressive et cogestion pour les plus importantes) ne sont pas très populaires dans l’opinion. Le simple fait que personne de gagne d’élections ces temps-ci en défendant de telles idées aurait de quoi décourager leurs partisans. Il ne faut pas s’étonner du fait qu’il mette en avant la dimension idéologique de ce qu’il considère comme un blocage. Ce que Piketty nous dit, au fond, c’est que ses idées sont assez banales à l’échelle historique, mais qu’elles nous semblent déraisonnables parce que nous n’avons toujours pas enterré nos réflexes reagano-laffero-thatchero-friedmaniens. 

Mais paradoxalement, en considérant la question de la frontière comme une question non-fondamentale, qui s’effacera d’elle-même lorsqu’on reproposera aux classes populaires de vrais programmes politiques permettant d’améliorer leur condition économique, il remet Marx à l’endroit. La superstructure (dont fait partie la question de la frontière) sera balayée par l’infrastructure (le retour de la lutte des classes via la question fiscale). Il n’est pas certain que cette remise à l’endroit soit très pertinente pour prédire les évolutions politiques à venir.

3 commentaires sur « « Capital et Idéologie » de Thomas Piketty »

  1. Une question: Piketty évoque-t-il dans son opus la configuration de « capture du régulateur » ?
    Connue chez les juristes, elle a été développée en économie de l’information, et pourrait abonder la thèse idéologisante des inégalités.
    Certes, l’économie de l’information est plus toulousaine que parisienne. Mais est-ce une raison suffisante ?

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